12/11/2024
Le 1er septembre 2024, l’entreprise ByteDance, la maison-mère de Tik Tok, a officialisé l’arrivée du français Xavier Niel dans son conseil d’administration1. Il remplace le belge Philippe Laffont, fondateur du fonds d’investissement Coatue Management2, qui a quitté ce conseil d’administration à la fin du mois d’août. Déjà omniprésent dans l’industrie des médias et de la French Tech, ce nouveau projet permet à Xavier Niel de diversifier ses activités. En effet, il est connu pour ses programmes avec l’opérateur de téléphonie Free et ses investissements dans des starts-up françaises. C’est aussi une occasion pour lui de s’impliquer au sein d’une grosse entreprise en plein essor. En effet, le phénomène Tik Tok, regroupe aujourd’hui plus de 1,5 milliards d’utilisateurs actifs dans le monde3. Certains y verront un coup de communication du milliardaire français, qui s’apprête à publier son livre “Entretien XN” et à donner une conférence sur la scène de l’Olympia à Paris.
Pour autant, cette nomination surprise nous amène à nous intéresser aux raisons qui poussent l’entreprise ByteDance à choisir Xavier Niel ainsi qu’aux défis qui l’attendent avec Tik Tok.
Les polémiques entourant les réseaux sociaux ne sont pas nouvelles. Les problèmes tels que la haine en ligne, la désinformation, l’addiction, l’hypersexualisation ou le cyberharcèlement y sont malheureusement récurrents. Les scientifiques ont même reconnu qu’il y avait maintenant un “syndrome Instagram”4, le réseau social renvoie un impact négatif sur notre estime de soi. Les nombreuses photos retouchées avec des filtres entraîneraient de la dysmorphophobie, un trouble mental qui fait croire à la personne qu’elle a un défaut physique imaginaire ou exagéré, notamment chez les plus jeunes où la volonté d’un physique parfait deviendrait une obsession.
Tout comme Instagram, Snapchat, Facebook ou encore X, Tik Tok se retrouve également confronté à ces problèmes. En 2023, le réseau social de ByteDance faisait ainsi polémique à cause de son filtre intitulé “Bold Glamour”5 ,qui est indétectable, et qui utilise l’intelligence artificielle pour effacer tous les défauts du visage. Les psychanalystes ont pointé du doigt Tik Tok et l’ont accusé d’encourager la dysmorphophobie.
La spécificité de ByteDance est qu’elle a conduit à l’émergence d’un réseau social non-occidental avec des polémiques qui lui sont propres.
La création de Tik Tok, par l’entrepreneur Zhang Yiming6 à Pékin, remonte à 2016. D’abord développée sous le nom de Douyin, l’application permettait à ses utilisateurs de partager des vidéos courtes, parfois amusantes, et ce souvent avec de la musique et des effets spéciaux. Elle a surtout connu une explosion durant le confinement en proposant un contenu divertissant aux personnes forcées de rester chez elles. C’est donc un des grands gagnants de la crise du coronavirus car cela lui a permis de toucher un public plus large. Malgré cela, l’application Tik Tok souffre d’un problème d’image puisqu’elle est régulièrement accusée de servir les intérêts de la Chine et notamment du Parti Communiste Chinois (PCC). Ces accusations se sont renforcées suite à une loi de 2017 obligeant les entreprises chinoises à collaborer avec le gouvernement chinois et ses services de renseignement lorsque ceux-ci les sollicitent7. Bien qu’il n’y ait pas encore eu de cas avéré, des inquiétudes demeurent en raison du cadre juridique chinois. Ainsi, l’idée que Tik Tok ne serait qu’un outil du PCC s’est répandue chez les gouvernements, notamment occidentaux.
Parmi les principaux points de tensions, on retrouve surtout la question de la gestion et la collecte des données des utilisateurs. Tik Tok soutient prendre ce sujet de la sécurité des données très au sérieux et à pour cela déployer des centres de données locaux afin de stocker les informations des utilisateurs sur différents continents. A titre d’exemple, les données des utilisateurs européens sont principalement stockées dans un centre en Irlande. Dans ses communiqués, Tik Tok dit appliquer des mesures strictes pour assurer la protection de ces données.
Néanmoins, l’argumentaire de Tik Tok sur la gestion et la collecte des données fait débat et ne semble pas convaincre les gouvernements occidentaux. Ils voient en Tik Tok un risque important d’espionnage au profit des autorités chinoises. Cette crainte est renforcée par un scandale révélé en décembre 2022. L’entreprise ByteDance, détenant Tik Tok, a elle-même reconnu avoir espionné deux journalistes américains travaillant pour le magazine économique Forbes8. Elle aurait ainsi utilisé une méthode pour accéder à leurs données personnelles, en particulier leurs adresses IP, et tracer la position et les déplacements physiques des journalistes qui enquêtaient sur la gestion des données par ByteDance et ses liens avec le gouvernement chinois. L’entreprise a affirmé qu’elle cherchait à identifier l’origine des fuites d’informations sensibles vers les médias.
Mais, pour les occidentaux, la gestion et la collecte des données par Tik Tok font apparaître un autre problème : celui de la surveillance. Par exemple, une polémique s’est développée concernant la politique de surveillance de la minorité des Ouïghours dans le Xinjiang, une région à l'ouest de la Chine. Les mesures de répression contre cette communauté auraient été facilitées par une collaboration entre Tik Tok et l’Etat chinois. Les Ouïghours se servent de Tik Tok pour dénoncer leur situation et tenter de retrouver leurs proches en partageant notamment des photos de famille9. En effet, des camps d’internement dans la région du Xinjiang regrouperaient plus d’un million de personnes détenues arbitrairement et violentées à tel point que des pays, comme le Canada, n'hésitent pas à reconnaître un “génocide” de cette minorité10. TikTok nie toute implication dans ces pratiques contre les Ouïghours.
Au-delà de la question de la gestion et de la collecte des données des utilisateurs par Tik Tok, des problèmes en lien avec l’information se posent aussi. Ces problèmes se réfèrent notamment à des cas de censure, de désinformation, voire de propagande. Par exemple, plusieurs sujets, dont les officiels chinois ne veulent pas entendre parler, ont déjà été censurés et invisibilisés comme la corruption de membres du Parti Communiste Chinois, les manifestations à Hong-Kong ou encore les références au Tibet ou à Tiananmen. Ces invisibilisations sont permises par des suppressions directes de contenus, des bannissements de comptes considérés comme “problématiques” ou même via le shadowban, une restriction qui fait que le contenu publié reste en ligne mais n’apparaît plus pour les autres utilisateurs11.
De plus, Tik Tok est accusé de désinformer volontairement dans le but de propager une vision négative de l’Occident. Selon la société News Guard12, les événements comme le Covid, la guerre en Ukraine ou plus récemment l’élection présidentielle à Taïwan ont conduit à un nombre important d’informations fausses ou trompeuses. Parmi ces fausses informations, il est possible de mentionner la fake news récurrente sur l’origine du virus du Covid-19 et sa soi-disant création par l’Armée américaine dans un laboratoire du Maryland13. Pour les Occidentaux, Tik Tok cherchait à persuader ses utilisateurs que le virus ne venait pas de Chine et n’était donc pas responsable de la pandémie. L’idée était donc de soigner l’image du pays à l’international et cela passe aussi par des opérations d’influence. Des ex-employés de ByteDance ont ainsi critiqué Tik Tok de servir d’outil de propagande au Parti Communiste Chinois. Selon eux, les chiffres de certaines vidéos seraient gonflés artificiellement pour diffuser certaines idées et influencer les opinions publiques14.
Face à ces polémiques liées à l’information, l’entreprise insiste sur son engagement de garantir la sécurité et la transparence de ses activités. Elle nie toute censure ou propagande mais met en avant sa conformité aux lois nationales des pays où elle opère ainsi que sa volonté de protéger la liberté d’expression de ses utilisateurs.
Ces points de polémiques spécifiques à Tik Tok sont sources de tensions si bien que des pays comme l’Inde15 n’ont pas hésité à interdire le réseau social sur leur territoire.
Xavier Niel : une figure populaire pour oublier les tensions
À l’échelle européenne, Tik Tok est régulièrement menacée d’interdiction pour ses manquements en matière de protection des données personnelles. Plusieurs enquêtes ont déjà été ouvertes par l’Union Européenne (UE) ou par des pays membres sur les agissements du réseau social. A titre d’exemple, en avril 2024, la Commission Européenne a ouvert une procédure formelle sur le programme ‘Tik Tok Lite’ qui prévoit des récompenses financières aux utilisateurs réalisant des tâches précises comme regarder du contenu16. La Commission s’inquiétait d’un risque d’addiction des plus jeunes, ce qui a entraîné le retrait de cette fonctionnalité. La sécurité des mineurs reste un élément essentiel pour l’Europe, reprochant au réseau social de ne pas coopérer suffisamment. Cette situation tendue la conduit à infliger des sanctions à Tik Tok. Le 15 septembre 2023, la Commission irlandaise pour la Protection des données (DPC), agissant au nom de l’UE, a condamné Tik Tok à une amende de 345 millions d’euros pour des manquements à ses obligations en matière de protection des données relatives aux personnes mineures17.
En Europe, un climat de suspicion permanente règne vis-à-vis de Tik Tok, à tel point que plusieurs gouvernements et institutions, comme la Commission, ont interdit à leurs salariés d’avoir Tik Tok sur leurs téléphones18.
Là où Xavier Niel peut se montrer particulièrement utile à Tik Tok, est qu’il connaît très bien les marchés européens et pourrait faciliter les discussions avec les autorités. En effet, comme son prédécesseur, le milliardaire français a des contacts précieux dans le domaine commercial mais aussi politique. Cet atout le rend compétent pour conseiller et orienter le réseau social sur des décisions stratégiques dans un marché toujours plus méfiant des entreprises étrangères, en particulier chinoises.
En plus de cela, Niel est un habitué de l’intelligence artificielle (IA) étant donné qu’il investit dans plusieurs start-ups liées à l’IA comme Kyutai ou Mistral AI19. C’est un élément important pour Tik Tok qui a aussi recours à l’intelligence artificielle en ce qui concerne ses algorithmes.
Cette nomination de Xavier Niel au conseil d’administration apparaît déjà comme une réussite, notamment en termes d’image, puisque l’investisseur français bénéficie d’une bonne côte de popularité et est connu pour ses prises de parole utilisant l’humour comme en 2022, lors d’une nouvelle publicité très commentée où il imite le Président de la République20.
Cette popularité sera utile à ByteDance pour renforcer son influence sur la scène mondiale puisque l’Europe n’est pas la seule à menacer Tik Tok.
Etats-Unis : une Présidentielle cruciale pour Tik Tok
De l’autre côté de l’Atlantique, Tik Tok est aussi sous le feu des critiques pour ses liens avec le PCC. En tant que nouveau membre du Conseil d’Administration de Tik Tok, une des missions de Xavier Niel sera d’améliorer cette image de l’application outre-Atlantique malgré la défiance grandissante. Depuis février 2023, les fonctionnaires des agences fédérales ont l’interdiction d’avoir Tik Tok sur leur téléphone21. Une proposition de loi bipartisane22 a été adoptée par le Congrès Américain puis signée par Joe Biden le 24 avril dernier. Celle-ci prévoit une possible interdiction de l’application sur le territoire des Etats-Unis, à moins que ByteDance ne vende ses parts à une autre entreprise d’ici janvier 2025, sans quoi elle sera bannie. Le PDG de Tik Tok, Shou Chew23, interrogé par le Congrès en mars 2023 pour défendre son application, a confié vouloir attaquer cette proposition de loi devant les tribunaux. Elle constituerait selon-lui une atteinte à la liberté d’expression et au Premier Amendement de la Constitution des Etats-Unis. La Chine a par ailleurs déjà affirmé qu’elle refuserait toute cession des parts de l’entreprise ByteDance24.
Face aux tensions sur le marché américain, l’arrivée de Xavier Niel au Conseil d’Administration pourrait faciliter les discussions et possiblement apaiser les tensions. En effet, même outre-Atlantique, Xavier Niel reste une figure bien connue du monde des affaires comme via l’implantation d’un campus de son école 42 dans la Silicon Valley pour former des jeunes développeurs. Il pourrait ainsi être grandement utile à l’application pour forger des alliances stratégiques aux Etats-Unis pour apaiser les craintes du gouvernement mais aussi de ses nombreux utilisateurs.
Aujourd’hui, près de 170 millions d’Américains utilisent Tik Tok et son sort semble être lié aux résultats de l’élection présidentielle américaine de novembre 2024. L’ancien Président républicain Donald Trump avait déjà tenté, en vain, d’interdire Tik Tok en 2020 sur le principe de la sécurité nationale. Ce projet avait été contesté devant les tribunaux puis annulé par Joe Biden qui a pourtant signé la proposition de loi en avril 2024. Aujourd’hui, Trump n’est plus favorable à un bannissement de Tik Tok. Il explique ce revirement en soutenant qu’une disparition de Tik Tok ferait grossir les géants actuels comme Facebook qui d’après-lui “ont triché”25 lors de la présidentielle de 2020, où il était opposé à Biden.
Du côté démocrate, la candidate à la présidence Kamala Harris ne s’est pas prononcée sur un potentiel bannissement de Tik Tok en cas de victoire en novembre. En revanche, comme son adversaire Donald Trump, elle a rejoint Tik Tok en juillet 2024 pour y faire campagne et s’adresser aux plus jeunes afin de les encourager à aller voter26.
En définitive, le réseau social Tik Tok, détenu par l’entreprise chinoise ByteDance, est de plus en plus critiqué dans le monde concernant des sujets divers et variés comme la protection des mineurs, le respect de données numériques ou ses liens avec le Parti Communiste Chinois. En Europe et aux Etats-Unis, les employés des institutions et des agences fédérales ont déjà l’interdiction de posséder Tik Tok sur leur téléphone. La pression sur l’application est accentuée par des enquêtes, des sanctions et un potentiel bannissement aux Etats-Unis.
Xavier Niel ne s’est pas encore exprimé sur ces sujets sensibles mais son arrivée constitue, à court terme, une réussite en matière d’image. A plus long terme, sa nomination pourrait être très utile à Tik Tok pour faire oublier les tensions, faciliter son développement et accroître son influence.
Compte Tik Tok Kamala Harris, “Thought it was about time to join!”, 25 juillet 2024