11/7/2024
« Après avoir écarté de ses doigts les grandes et petites lèvres de la fillette, la matrone les fixe dans la chair de chaque côté des cuisses. Avec son couteau de cuisine, elle fend le capuchon puis elle le coupe. Tandis qu’une autre femme éponge le sang avec le chiffon, la mère creuse de l’ongle un trou le long du clitoris afin de décortiquer cet organe. La fillette pousse des cris épouvantables mais personne ne s’en soucie. La mère finit par déraciner le clitoris qu’elle dégage et l’extirpe avec la pointe de son couteau » (1).
Il y’a 46 ans, l’anthropologue sénégalaise, Awa Thiam écrivait ces mots dans son manifeste féministe, La parole aux négresses. Si plus de quatre décennies sont passées depuis, la pratique elle, semble ne pas être révolue. Au contraire, on assiste à une montée du conservatisme religieux et culturel en Afrique subsaharienne, plaçant les mutilations génitales en règle d’or pour toute jeune fille afin de « garantir sa chasteté », alors même que les dispositions du Protocole de Maputo ne souffrent d’aucune ambiguïté sur l’interdiction d’une telle pratique (3).
La question de l’efficience du Protocole de Maputo de 2003, posant en règle d’or le respect des droits des femmes en Afrique, se pose alors au regard des efforts de mise en œuvre des différentes dispositions de celui-ci, restées embryonnaires dans une majorité d’États. Pire, on assiste à un rétropédalage de l’arsenal juridique dans certains pays l’ayant ratifié à l’instar de la Gambie. En effet, bien qu’une première loi avait été votée en 2015 afin de criminaliser les mutilations génitales, en mars de cette année, les députés gambiens ont voté dans leur grande majorité le retour à la pratique au nom du respect des règles traditionnelles et sociétales. À noter qu’à ce jour, la Gambie fait partie des pays d’Afrique à forte prévalence des mutilations génitales féminines selon une étude de DHS Program datant de 2019 . Plusieurs mobiles justifient la pratique de ces mutilations génitales.
Les mutilations génitales féminines sont unanimement reconnues aujourd’hui dans la sphère scientifique comme une violence et une violation grave du droit à l’intégrité physique à l’égard des femmes et des jeunes filles. Elles sont cependant la résultante d’un ensemble de considérations longtemps et toujours relayées au sein de plusieurs sociétés d’Afrique subsaharienne.
Parmi ces considérations, l’argument religieux, notamment au sein de l’islam, occupe une place de choix et est l’un des premiers à être brandi par les défenseurs de ces pratiques. Ces partisans de l’excision se réfèrent notamment à plusieurs versets coraniques ou à la Sunna pour justifier cet acte. Le verset 16:123 du Coran énonce par exemple la nécessité pour les musulmans de suivre la voie du prophète Abraham. Il est largement utilisé pour mettre en exergue pour justifier de l’importance de la circoncision pour les hommes et les femmes. De même, le hadith d’Aïcha fait foi au sein du conclave des tenanciers de cette thèse; celui-ci rapporte en effet un propos du prophète : « si les deux parties circoncises (al-khitaanani) se rencontrent (il-tiqaa), un bain rituel est obligatoire (ghusl) ». Pour eux, le terme ‘’khitaani’’, signifiant circoncision, employé dans ce hadith s’applique aussi bien aux hommes qu’aux femmes, en considération du fait que seuls les rapports entre personnes de sexes différents sont autorisés par le Coran. Il en découle donc pour eux que l’organe sexuel féminin doit être obligatoirement circoncis. Dès lors, ils estiment que l’excision est obligatoire pour les organes génitaux féminins.
Une partie de la communauté musulmane adhère ainsi à la thèse selon laquelle les femmes qui ne sont pas passées par ce rituel manquent à une obligation sacro-sainte (6). Les femmes non-excisées seraient souillées et leur culte ne saurait être accepté par Dieu (7). L’excision est d’ailleurs perçue comme une condition sine qua non au mariage, les jeunes filles excisées étant considérées comme chastes du fait de leurs désirs sexuels contrôlés et leur virginité garantie. Le président du conseil islamique gambien Banding Drammeh avait d’ailleurs déclaré en 2005 que : « l’excision n’est pas un péché, c’est même une recommandation des hadiths. C’est un honneur pour une fille de subir une telle opération » (8).
L’argument culturel est aussi non négligeable dans ce registre. Il est donné par plusieurs défenseurs de la cause des mutilations génitales féminines, et participe à l’établissement d’une forme de légitimité traditionnelle. En effet, pour eux la pratique existe depuis plusieurs générations et ils ne voient aucun intérêt à arrêter de la perpétuer. L’excision est considérée comme un rituel de passage à l’âge adulte permettant de garantir la pureté de la jeune fille avant son mariage.
Les tenants de la thèse culturelle considèrent l’attachement à cette pratique comme un moyen surtout de pérenniser, de maintenir et de préserver l’héritage traditionnel dans un contexte post-colonial, ce qui renforce le lien entre la nouvelle excisée et les précédentes, et est aussi un moyen pour sa famille de conserver sa dignité et de répondre aux exigences d’une construction sociale bien établie dans certaines ethnies d’Afrique subsaharienne. C’est le cas par exemple dans les ethnies Mandingues ou Sarakoélés, où la prévalence de l’excision avoisinerait les 100%. La législation gambienne pour l’instant en vigueur est en totale contradiction avec ces considérations.
Des mutilations génitales de toutes sortes sont recensées dans 33 pays à travers le monde dont 28 en Afrique subsahariennece qui témoigne de leur caractère pérenne et répandu. Plusieurs historiens s’accordent en effet à dire que les premiers actes de mutilations remonteraient à l’antiquité. D’après Fran Hosken, l'infibulation (mutilations génitales de type III) aurait été pratiquée dans la Rome antique sur les femmes esclaves afin de les empêcher de procréer (11), ce qui démontre que la pratique aurait été érigée depuis des siècles en vue d’empêcher la femme de jouir pleinement des son intégrité physique.
L’évolution du monde et la montée des mouvements féministes vont fortement contribuer à faire de cette pratique, une préoccupation internationale. Ainsi, les premiers travaux traitant des mutilations génitales féminines apparaissent à la fin des années 1950. C’est en effet, en 1958, que le conseil économique et social des Nations Unies s’est saisi de la question à travers la résolution 680-XXVIBII, qui aborde les préjudices de cette pratique sur la vie des femmes mais sans toutefois la condamner explicitement. Plusieurs conférences où la question sera abordée suivront, notamment celle de Beijing en 1995. « Les mutilations génitales et autres pratiques traditionnelles préjudiciables » ont été explicitement définies comme « violence à l’égard des femmes » dans le rapport final de la conférence de Beijing
Plusieurs instruments juridiques vont d’ailleurs être mis en place afin d’inciter les États à éradiquer les mutilations génitales féminines. La déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes des Nations Unies de 1993 ira plus loin dans ce sens en sommant les États de « ne pas invoquer de considérations de coutume, de tradition ou de religion pour se soustraire à l’obligation de l’éliminer » (13).
En 2003, le Protocole de Maputo, un outil plus continental, précise les mesures qui doivent être prises par les États africains dans cette optique d’éradication des mutilations génitales féminines. Ainsi, le protocole que la Gambie a ratifié en mai 2005, demande dans son article 2 aux États d’ « adopter et mettre en œuvre effectivement les mesures législatives et réglementaires appropriées y compris celles interdisant et réprimant toutes les formes de discrimination et de pratiques néfastes qui compromettent la santé et le bien-être général des femmes » Pour y donner suite, la Gambie a interdit en novembre 2015 les mutilations génitales féminines par modification de la loi des femmes de 2010
Cette année, le pays a opéré un revirement drastique suscitant l’indignation de la communauté internationale et des organisations de défense des droits des femmes. Le pays pourrait en effet devenir le premier à dépénaliser l’excision, une proposition de loi dans ce sens ayant été déposée au parlement en mars 2024. Si l’adoption de celle-ci est toujours en suspens, car renvoyée devant la commission des droits humains, elle pourrait malheureusement être adoptée compte tenu de la cartographie représentative de l’assemblée nationale gambienne, constituée de 53 hommes et 8 femmes. Lors du premier vote, la loi avait d’ailleurs obtenu 42 voix sur 47 indiquant une inclinaison nette en faveur de la dépénalisation. Pour Almalleh Giba, député à l’origine de cette proposition, lever l’interdiction des mutilations génitales féminines permettrait de faire respecter les droits de la population et préserver les normes ainsi que les valeurs de la société gambienne Il est soutenu dans cette démarche par le Conseil Islamique gambien et notamment par l’imam Abdoullie Fatty, qui défend la circoncision féminine comme une pratique permettant de « rétablir l’égalité en diminuant le désir féminin, supérieur à celui de l’homme »
Si cette loi venait à être adoptée, elle violerait les engagements internationaux de la Gambie. De fait, en vertu de l’un des principes fondateurs du droit international des traités, le pacta sunt servanda l’État gambien est dans l’obligation de se conformer aux instruments juridiques auxquels il est partie, en particulier ceux mentionnés plus haut. Une obligation rappelée dans ce contexte par plusieurs organisations internationales et non gouvernementales telles que le Conseil de l’Association des Médecins (AMM) dans la résolution du 17 avril 2024 ainsi que l’UNICEF et l’UNFPA dont les représentantes ont exprimé leur préoccupation dans un communiqué conjoin
Ces diverses sonnettes d’alarme sont tout à fait légitimes quand on appréhende les conséquences potentielles de l'adoption d’une telle loi.
Gambie : le retour des mutilations génitales au goût du jour, itinéraire vers de sombres lendemains ?
« La petite Noura était morte d’une hémorragie dans les souffrances les plus atroces. Elle s’était farouchement débattue pendant l’opération, ce qui avait provoqué une très mauvaise entaille » (21).
La levée de l’interdiction des mutilations génitales en Gambie marquera sans nul doute le début d’une pléthore de conséquences désastreuses pour le quotidien des femmes gambiennes et, plus largement, africaines. D’abord, d’un point de vue purement médical, il est impératif de souligner les risques chirurgicaux immédiats et les complications médicales à long-terme découlant de telles pratiques (22). La mortalité infantile pourrait notamment augmenter, cette mesure législative allant à l’encontre des progrès réalisés en matière de santé publique. À noter que la loi de 2015, en punissant de l’emprisonnement à vie toute mutilation ayant entraîné la mort, avait un effet dissuasif sur les exciseuses.
En outre, en levant l’interdiction des mutilations génitales féminines, le gouvernement gambien enverrait un signal puissant non seulement à sa population, mais également aux autres États d’Afrique subsaharienne. Une telle décision pourrait en effet être perçue comme une légitimation de cette pratique et renforcerait les normes culturelles discriminatoires qui peuvent avoir cours dans d’autres États de la région. Une situation qui creuserait encore plus le fossé des inégalités hommes-femmes dans le contexte africain.
Enfin, pour reprendre les propos de la directrice de l’Association des avocates de Gambie, « l’abrogation de l’interdiction serait un pas en arrière » Cette levée entraînerait des répercussions profondes sur le travail de déconstruction qu’ont abattu pendant plusieurs années les organisations de défense des droits de la femme. Elle symboliserait une sombre régression sans précédent en matière de protection des droits humains, compromettant ainsi les acquis précieux en faveur de l’égalité et de la dignité des femmes.