1/9/2024
Le 02 septembre 1990, la convention internationale sur les droits de l’enfant (CIDE) entrait en vigueur. Si le Bénin et le Sénégal font partie des premiers pays africains à avoir ratifié cet instrument juridique, la situation des vidomégons et des talibés qui sont des enfants presque laissés pour compte dans ces pays, laisse perplexe. Cet article se donne pour objectif d’analyser cette situation du point de vue historique avant de s’appesantir sur sa portée juridique.
« Rien n’est plus important que de bâtir un monde dans lequel tous nos enfants auront la possibilité de réaliser pleinement leur potentiel et de grandir en bonne santé, dans la paix et dans la dignité » (1). Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU.
Depuis l’avènement de la communauté internationale, plusieurs conventions ont été signées et ratifiées par les États africains dans le but de protéger et de promouvoir les droits humains, en particulier les droits de l’enfant. Elles ont ainsi intégré l’arsenal juridique desdits États et sont devenues, à leur égard, porteuses d’obligations.
Ces conventions insistent en effet sur la mise en place d’un cadre législatif et réglementaire favorisant l’épanouissement de l’enfant. La CIDE, sujet de notre étude, n’échappe pas à cette dynamique en reconnaissant qu’il y a, dans tous les pays du monde, des enfants qui vivent dans des conditions particulièrement difficiles et appelle de ce fait à leur accorder une attention particulière. Elle introduit ainsi le principe novateur de l’intérêt supérieur de l’enfant qui consacre celui-ci comme « sujet de droit » quand il n’était auparavant perçu que comme « objet de droit » (2).
Encore aujourd’hui, il est toutefois indéniable que de nombreux États ne respectent pas leurs engagements internationaux, mettant ainsi à mal l’un des fondements majeurs du droit international public : le principe de pacta sunt servanda.
Notre analyse sera circonscrite à deux pays d’Afrique de l’Ouest, à savoir le Bénin et le Sénégal. Au lendemain des indépendances, dans une volonté de se conformer aux normes internationales, ces deux pays ont ratifié pléthore d’instruments juridiques. Ainsi, le Bénin et le Sénégal ont respectivement ratifié le 31 juillet 1990 et le 03 Août 1990 la CIDE. Si l’on peut saluer l’engagement précoce de ces deux États en faveur de la protection de l’enfance, il est regrettable de constater que, des décennies plus tard, la situation reste inchangée. Si certains progrès ont été faits, les statistiques concernant le taux de scolarisation des enfants, la mendicité et le travail forcé restent alarmants. Ce constat est d’autant plus préoccupant quand on sait que que l'Afrique a le taux le plus élevé de jeunes et constitue ainsi l’avenir du monde (3).
En examinant ces atteintes aux droits de l’enfant à travers le cas des vidomégons (enfants confiés à une personne tierce dans le but de lui assurer un avenir meilleur) (4) et des talibés (enfants confiés par leurs proches à des écoles coraniques pour une éducation religieuse) (5), nous souhaitons mettre en exergue l’écart conséquent qui existe entre les conventions internationales et les réalités du terrain.
Après avoir fait un bref historique des systèmes de confiage dans les pays d’étude, nous analyserons la situation des talibés et des vidomégons.
À l’origine, ces deux systèmes de confiage n'étaient que des agissements profondément ancrés dans la culture africaine et qui en faisaient la spécificité. Dès sa naissance, l’enfant n’appartenait plus exclusivement à sa famille nucléaire mais à la communauté toute entière qui prenait soin de lui, respectant ainsi les obligations et règles de solidarité intergénérationnelle. Cette conception communautaire de l’éducation se retrouve d'ailleurs dans l’article 09 de la Charte du Mandé de 1236, qui dispose que « l’éducation des enfants incombe à l’ensemble de la société. La puissance paternelle appartient en conséquence à tous » (6). Le confiage a donc toujours été très répandu en Afrique occidentale où il constitue l’un des traits traditionnels caractéristiques des systèmes familiaux (7).
Au Bénin, le confiage visait à assurer à l’enfant un avenir meilleur. Les parents issus des milieux défavorisés envoient leur progéniture (leurs enfants) en ville chez un membre de la famille élargie, dans l’espoir qu’ils puissent accomplir de « petites tâches ménagères » en contrepartie de l’opportunité de poursuivre leurs études. La pratique du vidomegon avait donc à l’époque pour but d’assurer l’éducation par le travail et la circulation de la progéniture au sein de la famille (8). Cette pratique permettait de resserrer les liens familiaux ou amicaux et dès les premières années après les indépendances, elle conservait une dimension purement sociale. La personne chargée du vidomegon était respectée et vénérée des parents de celui-ci tandis que ce dernier en payant de ses efforts et de son travail acharné pouvait valablement gravir les échelons de la société.
Au Sénégal, le confiage est extrêmement courant, avec 641486 enfants confiés en 2013, soit un taux de confiage de 10% (9). En 2018, cette pratique concernait 200000 enfants rien qu’à Dakar (10). Le plus courant est le confiage coranique qui trouve tout son sens dans la nécessité pour les familles musulmanes de perpétuer l’islam en inculquant les valeurs et préceptes du Coran par l’intermédiaire de maîtres reconnus pour leur compétence religieuse. Ainsi, dans ce contexte, la mendicité n’était pas un mal pour l’enfant mais plutôt une manière pour lui d’apprendre l’humilité, l’autonomie et le respect d’autrui (11). On comprend alors qu’à l’origine le phénomène des talibés et des vidomégons ne répondaient qu’à des nécessités purement sociales. Cependant, la mondialisation ainsi que l’éclosion de la famille nucléaire ont changé les termes de l’échange, conduisant ainsi à la dépravation de ce phénomène pour en faire un moyen d’asservissement des enfants, exploités à des fins économiques.
À travers la ratification de la CIDE, le Bénin et le Sénégal ont reconnu les droits, libertés et devoirs consacrés à l’enfant et se sont engagés à décourager toute coutume, tradition, pratique culturelle ou religieuse incompatible avec ses dispositions. Cependant, le nombre d’enfants talibés et vidomegons laissés pour compte n’a malheureusement pas baissé, surtout en ces périodes de rareté des richesses. La mendicité, la traite, l’exploitation et bien souvent les sévices corporels infligés aux vidomégons et aux talibés atteignent toujours des seuils alarmants. On en vient alors à se questionner sur l’efficacité des dispositions juridiques au regard de ces chiffres.
Au Bénin, le législateur a mis en place plusieurs lois visant à endiguer le phénomène du vidomegon et protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, conformément à l’article 40, alinéa 3 de la CIDE. Au nombre de ces lois, on peut citer la loi n° 2006-04 portant conditions de déplacement des mineurs et répression de la traite d’enfant en République du Bénin (12) ainsi que la loi n° 2015-08 portant Code de l’enfant (13), qui sont les plus adaptées à notre cadre d’étude. La première vient en effet clarifier l’un des concepts centraux de notre travail, à savoir l’exploitation, en le définissant en son article 4 entre autre comme « les travaux qui, par leur nature et/ou les conditions dans lesquelles ils s’exercent, sont susceptibles de nuire à la santé, à la sécurité, à la moralité de l’enfant ou de le livrer à lui-même » tout en précisant en son article 6, l’interdiction de la traite d’enfant en République béninoise. La dernière quant à elle dispose en ses articles 16 et 17, les droits élémentaires reconnus à l’enfant ainsi que ses autres droits parmi lesquels le droit d’accéder à une éducation de base obligatoire et à la formation professionnelle, le droit au respect de son intégrité physique et morale ainsi que le droit à la protection contre toute forme d’abus, d’exploitation et de violence.
Cependant, nonobstant cet arsenal juridique à priori consistant, une brève lecture de l’examen périodique universel (EPU) de 2023 sur les droits des enfants et des jeunes au Bénin (14) suscite des réserves. On peut en effet y lire qu’ « il est observé sur le terrain, la résistance du droit traditionnel au droit moderne plus respectueux des droits humains » et que « l’État ne dispose quasiment pas de centres pour l’accueil, la protection physique et l’accompagnement psychosocial et pédagogiques des enfants victimes de pratiques préjudiciables ». C’est d’ailleurs fort de ces manquements, que l’on peut comprendre la comparution du Bénin en 2022 à la session de la Conférence Internationale du Travail (CIT) de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) qui lui reprochait son application insatisfaisante des dispositions juridiques interdisant le travail des enfants. Bien que le phénomène ait dominé, il reste fortement enraciné dans la société béninoise. Selon les chiffres du ministre de la santé, le taux de prévalence national du travail des enfants qui constitue une forme d'exploitation, mais surtout un mépris de leur droit à l’éducation, était de 33% en 2018, malgré les lois susmentionnées (15). En 2024, il n’existe pas de chiffres officiels sur le nombre de vidomegons sur le territoire béninois, mais l’ONG Espoirs d’enfants dénombrait 5000 vidomegons rien que pour le marché Dantokpa (marché le plus grand de la ville de Cotonou) en 2022.
Au pays de la Teranga, la situation ne semble pas s’améliorer non plus malgré l’existence d’un cadre juridique visant à l’épanouissement de l’enfant. Le Sénégal a en effet au même titre que le Bénin, adopté une loi relative à la traite des personnes et pratiques assimilées à la protection des victimes en 2005 (16), qui interdit, entre autres pratiques néfastes pour l’enfant, la mendicité et punit son exploitation d’un emprisonnement de deux à cinq ans et d’une amende de 500.000 francs à 2.000.000 francs en son article 3. Cette loi semble néanmoins inefficace, quand on sait que d’après le rapport d’observations du Comité d’Experts de l’Application des Conventions et Recommandations (CEACR) de l’OIT datant de 2020, on estimait à 100.000 le nombre d’enfants talibés obligés de mendier au Sénégal, parmi lesquels 30.000 dans la seule région de Dakar (17).
Outre la mendicité forcée désormais signe de reconnaissance des talibés, ceux-ci sont également sujets à des abus physiques et sexuels. Entre 2017 et 2018, 61 cas d’abus physiques et 15 cas de viols, de tentatives de viols ou d’abus sexuels avaient été répertoriés par l’ONG Human Rights Watch (18). En 2023, un cas inédit de violences sexuelles avait d’ailleurs suscité l’indignation de la communauté nationale et internationale. Un maître coranique de la ville de Touba avait été arrêté le 05 juin 2023, car soupçonné d’avoir violé 27 de ses élèves (19). Le cas le plus récent de violence physique contre un talibé remonte quant à lui à janvier 2024, où un enfant âgé de 08 ans aurait été sévèrement battu par son maître coranique (20).
En définitive, que ce soit au Bénin ou au Sénégal, la situation des enfants reste largement tributaire des pratiques culturelles et religieuses passées font désormais profit les tuteurs ou maîtres coraniques. Il devient donc plus qu’urgent comme l’a intimé au Sénégal le 18 janvier 2024, le comité des droits de l’enfant, de l’ONU de pallier cette situation (21).
Le phénomène des vidomégons et des talibés demeure, après plusieurs décennies comme nous l’avons constaté, une pratique courante du fait de ses origines culturelles et religieuses. Si certains des chiffres mentionnés précédemment sont à prendre avec précaution, car ils reflètent la situation qui prévalait il y a quelques années, faute de données plus actuelles, ils offrent cependant une vue panoramique des nombreuses atteintes faites au droit de l’enfant. Le droit à l’éducation, droit le plus fondamental, est l’un des plus méconnus de ces enfants, qui, dès le bas âge, sont astreints au travail ou à la mendicité. Il convient donc pour chacun des États mis en cause de procéder à un réajustement de leurs politiques publiques.
En ce qui concerne le Bénin, les efforts doivent se concentrer sur l’investissement de l’Etat dans des structures d’accueil d’enfants vidomegons. En effet, celui-ci doit pouvoir se saisir de la tâche et ne pas la laisser aux ONG dont les moyens économiques sont limités. Il est également crucial que l’Etat investisse dans la formation du personnel qualifié à la prise en charge des enfants de la rue. Par exemple, à l’office central de protection des mineurs, la majorité du personnel est composée d’officiers dont la formation ne garantit pas les compétences psychologiques nécessaires à l’écoute et au conseil des vidomégons.
Dans le cas du Sénégal, les efforts à mettre en œuvre se concentrent pour l’instant sur le plan juridique. En effet, l’une des priorités du gouvernement doit être l’adoption du code de l’enfant dont le projet est en attente depuis plus d’une décennie. Ce code pourrait en effet contribuer à une meilleure garantie des droits des enfants, avec la possibilité de traitement approprié et efficace de leur situation. Il faudrait également que les autorités soumettent à l’assemblée nationale le projet de loi portant statut des daaras (écoles coraniques) datant de juin 2018, afin qu’il soit voté et entre en vigueur, pour une meilleure prise en charge des talibés.
Enfin, dans les deux pays, il est essentiel de mener un véritable travail social au sein de la société souvent conservatrice. Le développement ne pouvant se réaliser qu’à travers la prise de conscience collective, il serait nécessaire de lancer des campagnes de plaidoyer afin de sensibiliser les populations au fait que le phénomène du confiage, n’est dans le contexte actuel, plus de l’intérêt de l’enfant.
1-Rapport du secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, « Nous, les enfants : honorer les promesses du Sommet mondial pour les enfants », 04 mai 2001.
2- Convention relative aux droits de l’enfant du 21 novembre 1989.
3- Les Jeunes en Afrique : un Impératif Démographique pour la Paix et la Sécurité, Programme des Nations Unies pour le Développement, Centre des services régionaux pour l’Afrique, Janvier 2023.
4- La pratique du vidomegon au Bénin : une éducation traditionnelle influencée par la modernisation, Chantal OLOU AGBAGLA, Raphael Razacki KELANI, Patrick HOUESSOU, collection recherches et regards d’Afrique, VOL 1 No 2/Juillet 2022.
5- Les enfants talibés, qui sont-ils ? Amnesty International, 18 novembre 2022.
6- Charte du Kouroukangouga ou Charte du Mandé, p.4, 1236.
7- Les déterminants démographiques et socio-économiques du confiage des enfants au Burkina-Faso, Zourkaléini Younoussi, Etude de la population africaine vol. 22 N°2.
8- À l’écoute des « victimes » : les défis de la protection des vidomegons au Bénin, Simona Morganti, janvier 2014.
9- Recensement général de la population, de l’habitat, de l’agriculture et de l’élevage du Sénégal.
10- Collectif DR, enfants talibés et écoles coraniques au Sénégal.
11- L’aventure ambiguë, Cheikh Hamidou Kane, p.22-23, 1969.
12- Loi n° 2006-04 du 10 avril 2006 portant conditions de déplacement des mineurs et répression de la traite d’enfants en République du Bénin.
13- Loi n° 2015-08 du 23 janvier 2015 portant code de l’enfant en République du Bénin.
14- Conseil des droits de l’homme, examen périodique universel, 42e session, les droits des enfants et des jeunes au Bénin.
15- Cinquième enquête démographique et de santé du Bénin (EDSB-V) 2017-2018, p.368.
16- Loi n° 2005-06 du 10 mai 2005 relative à la lutte contre la traite des personnes et pratiques assimilées et à la protection des victimes.
17-Observation (CEACR) - adoptée en 2020, publiée 109ème session CIT (2021), OIT.
18- Graves abus contre des enfants talibés au Sénégal, 2017-2018, Human Rights Watch, 11 juin 2019.
19- Sénégal : un maître coranique soupçonné du viol de 27 petites filles arrêté, TV5 monde informations, 05 juin 2023.
20- Vers un Sénégal plus respectueux des droits des enfants talibés, Amnesty International, 19 mars 2024.
21- Compte rendu de séance, examen du rapport du Sénégal devant le Comité des droits de l’enfant : les questions d’éducation, les violences faites aux enfants et l’adoption, toujours en attente, d’un code de l’enfant sont au cœur du dialogue, Office des Nations Unies à Genève, 19 janvier 2024.