23/5/2024
Le premier tour des élections législatives iraniennes a pris place en avril dernier dans un contexte particulier. Le deuxième tour à eu lieu en mai et il s’agit des premières élections depuis les manifestations ayant embrasé le pays en septembre 2022. Le contexte international conflictuel fait de l’ombre sur l’importance des élections législatives, pourtant, ce sont les forces au pouvoir qui décideront du sort des difficultés internes et externes. Malgré un taux d’abstention à hauteur de 59% des électeurs, les conservateurs remportent les élections. Ce taux d’abstention nous amène à nous interroger sur la légitimité des représentants des institutions iraniennes.
La situation interne à l’Iran connaît des difficultés d’ordres sociales et économiques depuis des dizaines d’années. Le pic a été atteint récemment, en septembre 2022, à travers les manifestations de grande ampleur qui ont déferlé sur le pays. Mahsa Amini, une jeune femme kurde de 22 ans, fut violentée par la police des mœurs pour mauvais port du voile islamique. Elle succomba de ses blessures quelques jours plus tard plongeant le pays dans une lutte continue entre manifestants et forces du régime1. Il s’agit du premier épisode d’ampleur à but d’émancipation féministe en Iran depuis la révolution islamique de 1979. Très vite, les réclamations se détournent des revendications purement féministes, et désormais, la population réclame des droits individuels, et exprime le désir de la fin du régime islamique2.
Du point de vue économique, la situation est tout aussi critique. En 2022, le taux de chômage s'est élevé à presque 9%. Parmi les jeunes, plus de 27% sont au chômage, les femmes sont plus touchées, 41% sont au chômage contre 24% des hommes3. Cette asphyxie de l’économie s’est empirée après la mise en application des sanctions américaines. Ces sanctions instaurent un embargo sur le pétrole et découlent du retrait américain de l’accord de Vienne sur le nucléaire conclu en 2015 entre l’Iran et les Etats-Unis, la France, la Chine, le Royaume-Uni, la Russie, et l’Allemagne4. Il a pour objectif la limitation des productions nucléaires iraniennes en échange de la levée des sanctions pesant sur le pays depuis les années 905. Leurs effets se font tout de même ressentir à l’échelle populaire. Les experts se sont alarmés des conséquences dramatiques sur la population6. Cela a notamment contribué à réduire drastiquement les échanges7, l’inflation touche alors les aliments basiques de la vie quotidienne comme les produits laitiers, la viande et le pain8. Malgré tout, l’Iran connaît une croissance dès 2020 le plaçant parmi les Etats aux plus fortes croissances économiques après s’être adapté aux secteurs impactés par les sanctions9. Sur le plan international, l’Iran se trouve dans une situation de dissension avec l’Occident et Israël. En effet, le bombardement de l’ambassade iranienne en Syrie, le 1er avril 2024, a déclenché une riposte iranienne sur le sol israélien10; la première attaque armée jamais menée par Téhéran sur l’Etat hébreu. En réaction, l'ancien premier ministre israélien, Naftali Bennett, publie un post sur X (anciennement Twitter) déclarant la nécessité pour Israël d’attaquer non-plus les “tentacules de l’octopus iranien” - ou les “proxies” jugés proches de la ligne iranienne - mais directement la “tête pensante” de l’ensemble du dispositif ; soit directement Téhéran11. Cette attaque déclenche une vive réaction dans la communauté internationale12. Tandis qu’une partie de la doctrine suggère des sanctions plus sévères pour éviter un conflit direct débouchant sur un embrasement au Moyen-Orient13, un autre courant de pensée occidental suggère de viser les infrastructures nucléaires du pays14. Ces derniers rappellent que des sanctions plus lourdes pourraient entraîner, paradoxalement, le développement et le renforcement de la filière nucléaire iranienne. En effet, lors du rétablissement des sanctions en 2018, l’Iran a procédé à l’enrichissement de l’uranium à des taux supérieurs à ce qui est prévu par l’accord de Vienne15. Il se pourrait que ce phénomène se reproduise.
L’avenir de l’Iran est dicté par les partis au pouvoir d’où la place centrale des élections législatives dans un contexte chargé. Elles font l’objet de controverses au regard du fort taux d’abstention, ce qui invite à une interrogation sur les questions de légitimité du corps parlementaire et, par extension, du corps institutionnel.
Sur 61 millions d’électeurs, 25 millions se rendent aux urnes lors du premier tour ayant eu lieu en février dernier. Les élections connaissent un taux de participation à hauteur de 41%16, il s’agit du plus faible taux enregistré depuis la genèse de la République islamique. Il y a des variations considérables dans la participation en fonction des régions : tandis que certaines provinces connaissent un taux de participation à plus de 65%, il peine à franchir les 25% dans d’autres régions. A Téhéran par exemple, elle s’élève à 24% au premier tour17. Néanmoins, le régime se félicite d’avoir atteint un tel degré de participation après le premier tour. Selon le ministre de l’Intérieur, Ahmad Vahidi, la nation iranienne “n’a pas cédé à la propagande des ennemis de l’Iran”18. Quelques nouveautés s’invitent dans ces élections. Pour pousser à la participation, le vote électronique est expérimenté dans plusieurs provinces lors du premier tour notamment à Qom, Rasht (Gilan), Abadan (Khuzistan), et Khomam (Gilan)19. Il est étendu à Téhéran pour le 2ème tour même si l’issue n’en est pas plus favorable puisque les autorités y enregistrent 7% de participation20. De même, il n’est plus nécessaire d’être détenteur d’une carte électorale, il suffit désormais d’un document attestant de l’identité du citoyen pour qu’il puisse user de son droit de vote21. Enfin, pour s’assurer du bon fonctionnement des votes et empêcher d’éventuelles violations, le conseil des gardiens de la révolution déclare avoir envoyé 230 000 observateurs. L’application “Observer People” a été lancée pour permettre aux Iraniens de signaler des violations dont ils sont témoins lors des élections afin de favoriser la “transparence, fiabilité, et sécurité des résultats”22.
Ces élections permettent de choisir entre des candidats réformistes, fondamentalistes ou ultra fondamentalistes. Quelques personnes issues de partis indépendants sont également candidates aux élections. Les réformistes prônent un discours davantage tourné vers la démocratie, une limitation des pouvoirs du Guide Suprême au sein du régime et une priorisation des droits sociaux23. Les conservateurs, fondamentalistes ou ultra fondamentalistes, quant à eux, soutiennent les fondements de la République islamique et considèrent toute modération du pouvoir du Guide Suprême comme un dénigrement ou une atteinte à la Révolution. Ils étayent le développement des lois basées sur la charia selon leur rigorisme24. Enfin, quelques candidats sont issus de partis indépendants.
Ces élections marquent la victoire des candidats conservateurs dès le premier tour : sur les 245 sièges pourvus, 200 sièges sont occupés par des conservateurs25 ayant dépassé les 20% de voix. Les autres sont occupés majoritairement par des indépendants centristes, et quelques sièges sont tout de même occupés par des réformateurs. Le second tour fait siéger au Parlement 33 conservateurs supplémentaires, sur les 45 sièges restants26.
Les raisons de la victoire des conservateurs sont nombreuses et elles inscrivent les élections dans un enjeu plus vaste de légitimité démocratique.
Le contexte chargé, socio-économiquement et diplomatiquement, tend à mettre les élections au second plan. Néanmoins, elles sont centrales et révélatrices de la ligne politique de l’Iran à l’échelle interne et externe. Le choix des représentants à élire est donc primordial.
Une abstention massive
D’une part, les élections sont révélatrices de l’état d’esprit des Iraniens. Le fort taux d’abstention met en lumière la lassitude générale critique de la façade démocratique, et révèle un manque de confiance dans les institutions.
Dans des grandes villes comme Téhéran, Ispahan, Shiraz (province de Fars), Ispahan, Mashhad (Khorasan Razavi), Tabriz (Azerbaïdjan oriental)… le taux de participation est inférieur à la majorité. Cette carte met en perspective le taux de participation par province en parallèle des points chauds lors des manifestations de septembre 2022.
Cela suggère une opposition latente dans certaines provinces se manifestant par des mouvements de protestations, mais également par le boycott du vote. Les zones touchées par les manifestations révèlent une volonté de contester le régime en place : c’est notamment le cas du Kurdistan, d’où la participation inférieure à 40% et les points de manifestations recensés. La mort de Mahsa Amini en 2022 y avait catalysé les revendications des kurdes à l’égard du régime.
Néanmoins, la mobilisation lors du vote ne signifie pas obligatoirement soutien du régime. Certaines régions connaissent une plus grande participation sans pour autant révéler un penchant pour le fondamentalisme. C’est notamment le cas du Khorassan du Nord et du Golestan. Les élus choisis peuvent être des candidats issus de la minorité ethnique locale, mais également des réformateurs ou des indépendants27. De même, l’abstention n’induit pas une contestation active. Elle peut découler d’un détournement et d’un désintérêt de la politique.
Les conservateurs, les grands gagnants des élections
La victoire des conservateurs peut s’expliquer par plusieurs facteurs notamment par l’absence de coalition d’opposition suite au rejet systématique des candidats réformistes par le conseil des gardiens de la Constitution28. En réponse, le Front des Réformes, la coalition réformiste, se retire en décrivant les élections comme “dénuées de sens” et appelle au boycott des élections29. Certains prisonniers politiques comme Narges Mohammadi ou encore Mostafa Tajzadeh, procèdent à des grèves de la faim et appellent également au boycott30. L’objectif est de rendre les élections illégitimes et insensées du fait de la faible participation. En retour, le boycott gonfle le poids des votes comptabilisés, notamment des voix favorables aux conservateurs.
Ces élections poussent à la réflexion sur un système institutionnel où la démocratie se heurte à la théocratie, et où la figure du Guide Suprême émerge lors de tout événement politique.
L’éviction des candidats réformistes s’appuie sur des motifs discrétionnaires. Pour pouvoir se présenter aux élections, il est nécessaire de remplir certaines conditions. Il faut être un citoyen iranien, avoir entre 30 et 75 ans et être en bonne santé. Il est nécessaire d’être musulman pratiquant sauf si on représente l’une des 5 minorités admises au parlement (juif, zoroastrien, chaldéans, arméniens et assyriens). Mais il y a également des conditions plus difficiles à sonder comme la bonne réputation, ou l’absence de dérive pro-Shah, anti-régime, et de comportement anti-coranique. De même, il faut n’avoir joué aucun rôle en politique antérieurement à la révolution de 197931. Ce sont sur la base de ces conditions que de nombreux candidats réformistes sont disqualifiés.
Ces sélections poussent à l'interrogation sur la légitimité de ce système institutionnel. Les relations entre les institutions iraniennes révèlent la fragilité et la malléabilité de la démocratie. La république islamique d’Iran résulte d’un brassage entre démocratie et théocratie. Elle dispose de moyens juridiques inspirés du néo-libéralisme et d’une garantie des droits fondamentaux via la rédaction d’une Constitution. Ce texte juridique est emprunt d’un principe islamique, le velayat-e-faqih32. Cette notion est incontournable lorsqu'il s’agit de parler des institutions iraniennes. Il s’agit de la gouvernance par le jurisconsulte religieux qui découle du Guide Suprême. En 1979, le faqih est octroyé par l’ayatollah Khomeini, et à sa mort, Ali Khamenei prend le relai.
Ce Guide Suprême est le superviseur des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Sa compétence est partagée avec le Parlement et le gouvernement ; néanmoins il est le chef des armées et possède un pouvoir décisionnaire sur les questions de haute importance comme le nucléaire. De même, il nomme la moitié des membres du Conseil des Gardiens, choisit le chef du pouvoir judiciaire, et le chef à la tête du média national, SedaSima. Ainsi, les candidatures, filtrées par le Conseil des Gardiens, émanent de la volonté du Guide Suprême33.
Comme ce schéma l’indique, le Guide Suprême est à la source des autres institutions. Il est choisi par l'Assemblée des experts sur laquelle il possède la mainmise puisque le Conseil des Gardiens s’assure de la sélection de ses membres. L’Assemblée dispose des prérogatives de sélection et démission du Guide Suprême. Cela assure une position stable au Faqih, et lui permet d'assurer un contrôle sur le pouvoir législatif, mais également sur son successeur.
Le suffrage universel direct ne permet donc pas aux Iraniens d’obtenir une liberté absolue sur leur candidat préféré aux élections législatives et présidentielles. Le Conseil des gardiens assure un filtrage des candidatures selon sa ligne politique et se charge de la disqualification de nombreux candidats lors des élections législatives.
C’est ainsi que les institutions suivent une ligne politique de plus en plus fondamentaliste. En 2021, le président Raissi, conservateur, prend le pouvoir. Après le crash d’hélicoptère ayant conduit à son décès le 19 mai 2024, il est remplacé par le vice-président Mohammad Mokhber jusqu’aux prochaines élections, prévues dans un délai de 50 jours34. Globalement, l’élection d’un nouveau président issu de la faction conservatrice à la tête du pouvoir exécutif est jugée apparaît comme l’issue la plus probable. De même, le chef du pouvoir judiciaire, Mohseni-Ejei, nommé par Ali Khamenei, provient du parti conservateur. Les fondamentalistes consolident de plus en plus leur présence à la tête du pouvoir et cette orientation nous amène à nous questionner sur l’avenir de l’Iran autant sur le plan interne qu’externe. Le régime risque de se tourner vers une plus grande sévérité vis-à vis des restrictions quant au port du voile, et de distanciation avec l’Occident et Israël. Cela a été le cas sous des présidents conservateurs tels que Mahmoud Ahmadinejad et Ebrahim Raissi. Au contraire, les réformateurs comme Hassan Rohani, ont tenté d’ouvrir le dialogue avec l’Occident, l’accord de Vienne de 2015 est l’exemple le plus parlant.
Références