27/4/2024
Le 15 septembre 2020, à la Maison Blanche, deux États arabes signent des accords de paix avec Israël. Un rapprochement officiel inédit, qui a surpris les opinions publiques arabes. Bahreïn signe une déclaration de paix1 avec Israël tandis que les Émirats arabes unies (EAU) s’accordent sur un traité de paix2, devenant ainsi les 3ème et 4ème pays arabes à normaliser leurs relations avec l’État hébreu, après l’Égypte en 1979 et la Jordanie en 1994. Cette normalisation est connue sous le nom des accords d’Abraham. Une dénomination qui suggère un rapprochement fondé sur des principes spirituels communs et une fraternité entre les peuples3. Ces accords ouvrent la voie à une ère sans précédent entre les États arabes et Israël. Si les relations entre ces États sont désormais refroidies voire tendues à cause de la guerre de Gaza, elles se sont néanmoins maintenues. À première vue, ces accords semblent surprenants, car jusque-là, les deux pays du Golfe s’alignaient sur la position de la Ligue arabe, à savoir le conditionnement de la normalisation des relations avec Israël au retrait des territoires palestiniens occupés depuis 1967 et l’établissement d’un État palestinien. Afin de comprendre comment ces accords ont vu le jour, il convient de se pencher sur les dynamiques historiques et les rivalités géopolitiques de la région.
Bahreïn et les EAU, à l’instar d’autres pays du Golfe arabo-persique, ont des constructions nationales particulières, liées aux bouleversements de la région du Golfe au XIXème siècle. Cette région, dont le peuplement remonte à la préhistoire, est la plus ancienne voie maritime commerciale du monde. Elle a notamment constitué une route privilégiée vers les Indes, devenant ainsi stratégique pour les puissances européennes. Les EAU et Bahreïn passent sous domination portugaise au XVIème siècle, avant de basculer sous protectorat britannique au début du XIXème siècle. Ainsi, en 1853, les Britanniques signent le Traité de la paix perpétuelle avec les chefs politiques de l’actuel État littoral des EAU, transformant cette « côte des Pirates » en « côte de la Trêve 4». Entre ces deux épisodes de colonisation occidentale, Bahreïn fut intégré à l'empire Safavide5 perse en 1602 avant que la tribu arabe des Bani Utbah ne prenne le contrôle de l'île.
Au début du XXème siècle, la recherche et l’exploitation de gisements d’hydrocarbures a fait émerger la nécessité d’établir des frontières terrestres et maritimes dans la région, qui n’avait pas connu de délimitations frontalières précises. Mais l’indépendance de ces territoires se fait tardivement et la construction des États est incertaine à ses débuts. En 1971, le Qatar choisit de constituer un Émirat indépendant, laissant Abu Dhabi, Dubaï, Sharjah, Oumm al Qauiwain, Fujairah, Ajman, Ras al-Khaima s’unir pour former les EAU. Avant d’être un État souverain, le destin de Bahreïn oscillait entre l'intégration aux EAU ou à l'Iran. En effet, le Shah souhaitait que l'île constitue une quatorzième province en vertu de ses liens historiques et de sa proximité géographique (240 km) ; volonté que les États arabes, et particulièrement l’Arabie saoudite, ont vivement contestée, invoquant l'arabité de l'île.
Par ailleurs, les deux États se sont développés de manière fulgurante, grâce à la manne des hydrocarbures. Les pays du Golfe, comparés à une « éponge imbibée de pétrole » ont pourtant commencé à réfléchir à l’après-hydrocarbure dès les années 1990, cherchant ainsi à diversifier leurs économies. Cet enjeu est stratégique pour Bahreïn et les EAU qui misent principalement sur le secteur tertiaire (tourisme et finance).
En outre, en raison de leurs trajectoires nationales propres, ces États n’étaient pas immédiatement impliqués dans le conflit israélo-palestinien, qui a débuté en 1948. Le fait qu’ils ne soient pas limitrophes d’Israël et donc que leur intégrité territoriale n’ait pas été menacée y a contribué, au même titre que leur statut de monarchies conservatrices, plus enclines à s’aligner sur les positions de l’Arabie Saoudite plutôt que d’adopter les postures plus drastiques de l’Irak ou de la Syrie. De fait, le positionnement de ces États dans le conflit peut-être décrit comme historiquement modéré, bien que tous deux entretiennent des liens forts avec les dirigeants palestiniens. Bahreïn est, par exemple, l’un des premiers États arabes à reconnaître l’État palestinien le 15 novembre 1988, le jour même de la déclaration de son indépendance.
Les accords d’Abraham, signés entre les monarchies arabes et Israël, illustrent le profond changement de paradigme à l'œuvre dans le monde arabe. En effet, le positionnement des États arabes qui a prévalu jusqu’alors par rapport à Israël était globalement aligné sur celui du mouvement panarabe, représenté par la Ligue arabe. Cette organisation, fondée en 1945, repose sur trois axes principaux : défendre les intérêts des États arabes, régler leurs différends territoriaux et s’opposer à la création d’un État Juif en Palestine. Ainsi, le rejet d’Israël et du sionisme est formulé dès la création de la Ligue, et renforcé par un désir de vengeance après la défaite humiliante de la première guerre israélo-arabe de 1948 et la Nakba qui s’en est suivie. Cet événement est par ailleurs structurant des représentations arabes sur Israël. Par la suite, la Nakssa ou défaite de la Guerre des Six-Jours en 1967, mène aux trois refus du sommet de Khartoum la même année, prononcée par la Ligue : refus de la reconnaissance, de la négociation et de la coexistence avec Israël6. Un boycott officiel a également prévalu depuis 1948 pour tous les États arabes. Lors de la deuxième Intifada, en 2002, sous l’impulsion du roi saoudien Abdallah, la Ligue formule une Initiative de paix arabe (IPA), conditionnant la normalisation des relations avec Israël à l’établissement d’un État palestinien sur les frontières de 1967. Mais, fait marquant, la Ligue arabe est restée silencieuse devant les accords d’Abraham, malgré les protestations réitérées des dirigeants palestiniens, appelant la Ligue à les condamner. Il faut rappeler ici que le rejet d'Israël trouve ses sources dans la construction même d’une identité arabe renouvelée, l’arabisme. Ce courant est né à la fin du XIXème siècle avec le « réveil de l’orgueil arabe » supportant de plus en plus mal le joug ottoman7. D’abord construit avec de fortes références islamiques, en lien avec le mouvement réformiste de la Nahda, l’arabisme considère très tôt le sionisme comme un danger. En effet, dès 1906, Négib Azouri, écrivain maronite libanais, avertit de l’implantation sioniste en Palestine dans son ouvrage Le réveil de la nation arabe dans l’Asie turque. Il y livre ce qu’on a qualifié d’intuition prémonitoire sur l’antagonisme existentiel qui opposera Sionistes et Arabes tout au long du XXème siècle. Ainsi, l’implantation juive en Palestine est rapidement perçue comme une menace de nature impérialiste8.
Le panarabisme s’est ensuite structuré sur des fondements anti-impérialistes et le dépassement des clivages religieux, ethniques et les allégeances tribales au Moyen-Orient. Le courant baassiste, fondé en 1934 par les intellectuels Zaki al-Arsouzi (alaouite) Michel Aflak (syrien grec-orhtodoxe) et Salah Bitar (syrien sunnite) ; et le nassérisme de Gamal Abdel Nasser appellent à retrouver les valeurs originelles de l’arabité. Selon ces courants, les valeurs premières de l’arabité ont été aliénées par les dominations ottomane puis occidentale9. Les États arabes ont donc très tôt soutenu la cause de la libération de la Palestine, en vertu d’une solidarité panarabe et anti-impérialiste. La centralité de la question de la Palestine reste ainsi très présente dans la région, l’OLP indiquant d’ailleurs dans sa charte que « la libération de la Palestine, d’un point de vue arabe, est un devoir national 10».
Parallèlement, le sionisme, également né à la fin du XIXème siècle dans un contexte d’antisémitisme racial violent en Europe, apparaît comme l’une des réponses apportées à la “question juive”. La vague de pogroms et de mesures antijuives en Russie impériale renforce l’idée de la nécessité de l’établissement d’un État juif. Un groupe d’étudiants pétersbourgeois, galvanisés par les thèses de Léon Pinsker11 - qui affirmait que « la réponse à la question juive internationale doit avoir une réponse nationale12 » - a fondé le mouvement des Amants de Sion, dont l’objectif était de s’implanter en Palestine. Ce projet de foyer juif en Palestine passait nécessairement par la colonisation de territoires et une installation importante de Juifs. La nature impérialiste de ce projet est débattue13. À ses débuts, ce mouvement prônait en partie des idées socialistes voire marxistes, mais avant tout utopistes et orientalistes, avec pour étendard d’apporter progrès et prospérité aux Arabes de Palestine. Pour le mouvement sioniste, le panarabisme est également perçu comme une menace à son existence et par la suite, à la sécurité d’Israël.
Car l’opposition entre sionisme et panarabisme se fonde sur une rivalité de pouvoirs sur le territoire palestinien. Elle est alimentée par les représentations radicalement antagonistes des deux parties, que l’on peut résumer ainsi : « Occident contre Orient et conquête coloniale contre lutte anti-impérialiste14 ».
Cette fracture s’est atténuée après la victoire israélienne de 1967, qui a signé le premier déclin du panarabisme. Les États du Golfe naissent après le déclin de l’Égypte nassérienne dans un contexte arabe tendu et défait. Ces nouveaux États, dont la position est modérée vis-à-vis d’Israël, deviennent de plus en plus influents au sein de la Ligue arabe, notamment grâce à leurs ressources financières importantes. Par ailleurs, l’avènement de l’idéologie islamique, renforcée par la Révolution iranienne de 1979, fournit une inspiration islamique aux luttes palestiniennes et établit ainsi une alternative au panarabisme15. La création du Hamas en 1987 suit également cette logique. Les accords d’Oslo en 1993 ont mené à une première dé-stigmatisation d’Israël, puisque l’OLP a alors officiellement reconnu Israël. L’Autorité nationale palestinienne (ANP) a ensuite entretenu des liens sécuritaires, économiques et diplomatiques avec les Israéliens. Le Hamas, en plus de son opposition idéologique avec l’OLP puis l’ANP, a désapprouvé les accords d’Oslo. En 2017, il révise sa charte qui demeure néanmoins ambiguë sur la reconnaissance d'Israël16.
Cependant, les changements de dynamiques qu’a connu le Moyen-Orient dans les années 2000, couplés à la stagnation du conflit israélo-palestinien, ont marginalisé cette question palestinienne. On peut succinctement lister ces évolutions ainsi : la guerre d’Irak (2003-2011), les Printemps Arabes (2011), la crise syrienne (2011 à aujourd’hui), parallèlement à la prolifération d’acteurs non-étatiques (groupes djihadistes) et à la montée de l’influence iranienne dans la région. Au vu de ces bouleversements, les États ont fait de leur stabilité politique interne une priorité absolue17. Ce changement de paradigme dans le monde arabe explique le dépassement de la question palestinienne et éclaire sur la formation des accords d’Abraham.
Les EAU et Bahreïn entretenaient des liens officieux avec l’État hébreu depuis la conférence de Madrid de 1991, portant notamment sur le volet sécuritaire18. Dans le cadre des accords d’Abraham, ils ont obtenu des États-Unis des avantages militaro-sécuritaires : l’achat des F-35 américains par les EAU et des garanties de sécurité pour Bahreïn, entre autres. Au delà de ces considérations, les accords d’Abraham accompagnent la naissance d’une coopération stratégique formant un « front de sécurité régional19 » contre l’Iran, ainsi que le réengagement du parapluie sécuritaire américain dans la région. Les représentations de l’Iran comme une menace semblent être l’un des moteurs de ces accords. Il est vrai que l’Iran est opposé à Israël depuis la Révolution des mollahs de 1979. Déjà, au temps du Shah, la forte présence des Américains et des Israéliens en Iran était perçue comme une ingérence étrangère. En effet, les révolutionnaires iraniens considéraient Israël comme un pur produit du colonialisme européen, une entité étrangère au Moyen-Orient, d’où leur refus de la reconnaître. Le sentiment d’une colonisation par Israël explique donc l’animosité de l’Iran contre l'État hébreu. À noter que leur position dépasse en radicalité celle des pays arabes20.
Cependant, la relations entre l’Iran, Bahreïn et les EAU est complexe21. Une importante diaspora iranienne vit aux EAU, en particulier à Dubaï, et le commerce irano-émirati est également très développé22. Mais un conflit territorial les oppose au sujet des trois îles : Grande Tunb, Petite Tunb et Tonb-e Bozorg. Quant au Bahreïn, plus de 65% de sa population est chiite et gouvernée par une monarchie sunnite. Déjà, en 1981, l’Iran est accusé de soutenir une tentative de coup d'État du Front islamique de Libération du Bahreïn chiite. De plus, l’Iran brandit ponctuellement la menace de faire de l’État insulaire sa quatorzième province. En 2011, Téhéran a en effet soutenu les protestations chiites contre le pouvoir bahreïni. De plus, les EAU et Bahreïn sont des alliés loyaux de l’Arabie Saoudite, principale rivale de l’Iran dans la région.
Pour Abu Dhabi et Manama, les accords d’Abraham conduisent donc à un renforcement de l’alliance atlantiste avec Israël, première puissance militaire du Moyen-Orient. Un véritable axe anti-Iran est donc formé. Pour Israël, en plus des bénéfices économiques qu’elle tire de la coopération sécuritaire et technologique avec les États signataires, cet accord lui permet également d’établir une véritable normalisation avec ces pays arabes, la faisant sortir de son isolement régional. Car, en effet, ces accords s’accompagnent d’actions culturelles, dites « people to people », visant à améliorer l’image d’Israël auprès des citoyens du monde arabe. De plus, il s’agit d’une victoire pour les projets expansionnistes israéliens. L’objectif assumé est bien la consécration de l’annexion de la Cisjordanie en fait accompli. Car la normalisation avec les États arabes ne pose pas de mesures spécifiques par rapport au problème palestinien. Les accords signés avec les EAU ont seulement mentionné la suspension de l'annexion de la Cisjordanie pendant une durée de trois ans et demi23.
Les Émirats arabes unis et Bahreïn semblent donc avoir une approche particulière au conflit israélo-palestinien, au vu de leur histoire et de leurs considérations stratégiques. Ces deux États, créés en 1971, n’ont pas véritablement partagé les premiers combats panarabes contre Israël. Leurs ressources en hydrocarbures, leur petite taille et leur population peu nombreuse et ethniquement homogène les démarquent des autres États arabes proche-orientaux. Ainsi, les accords d’Abraham dépassent le clivage de la question palestinienne pour se concentrer sur des intérêts sécuritaires communs et une coopération économique avantageuse avec Israël.
Références :