9/12/2024
Aborder le sujet du vêtement féminin au Koweït est à la fois complexe et inédit. Contrairement à d'autres pays à l'héritage culturel arabe, le patrimoine de cette région est encore peu mis en avant. Pourtant, le Golfe, et en particulier le Koweït, fait partie intégrante d'une histoire culturelle riche et diversifiée qui mérite d'être explorée et valorisée.
Longtemps considéré comme "la Perle du Golfe", le Koweït regorge d’un patrimoine culturel de longue date. Il compte aujourd'hui environ 4,4 millions d’habitants, dont une majorité de citoyens koweïtiens et de travailleurs étrangers. Situé en plein golfe Persique, le Koweït connaît un climat désertique marqué par des vagues de sécheresse très fortes et par de violentes tempêtes de sable. Malgré cet environnement assez défavorable, il dispose d’une position géographique stratégique qui en a fait un hub commercial important dès le XVIIe siècle.
La découverte du pétrole dans les années 1940 transforme profondément le paysage socio-économique du Koweït. Le pays amorce alors son entrée dans la modernité, bâtissant des institutions publiques solides et une économie florissante, avec le soutien d'une communauté marchande influente collaborant étroitement avec la famille royale. Bien que ce processus soit majoritairement dirigé par des hommes, les femmes y jouent aussi un rôle notable, loin des lectures orientalistes qui la cantonnent à un rôle purement traditionnel. Le vêtement féminin, reflet de ces changements, s’adapte aux évolutions politiques, économiques et sociales, tout en restant marqué par l'appartenance sociale.
En somme, examiner le vêtement féminin sous l’angle des transformations multiples qu’a traversées le Koweït depuis l’ère pétrolière permet de révéler la richesse de son patrimoine culturel.
Désigné capitale culturelle du monde arabe pour 20251, le Koweït incarne un carrefour mosaïque oscillant entre préservation culturelle et emprunt à la modernité.
Aujourd'hui, la femme koweïtienne se distingue comme l'une des figures les plus créatives et influentes dans le secteur de la mode arabe2, un succès qui prend racine dans une décennie marquée par un dynamisme exceptionnel dans la région du Golfe.
Les façons vestimentaires du Koweït d’avant l’ère pétrolière ont été fortement influencées par son cadre économique. Les vêtements extérieurs, en particulier, sont profondément influencés par le milieu de vie, les ressources disponibles à cette époque, ainsi que par l’environnement dans lequel évoluait la population. Dans ce contexte, la simplicité et les traditions du Koweït se retrouvent dans les tenues féminines de l'époque, qui reflétaient une approche modeste et rudimentaire, marquée par des choix vestimentaires sobres et adaptés aux modes de vie de l'époque.
L’économie du pays tournait autour de la pêche, du commerce et de la perliculture3 qui en ont fait l’identité culturelle du pays. Socialement, le peuple koweïtien était composé majoritairement de pêcheurs, de commerçants et de grands marchands. Les contacts réguliers avec le reste de l’Arabie et d’autres pays dont l’Inde, l’Afrique de l’Est et l’Iran en ont fait un pays important stratégiquement.
Au Koweït, c’est la région d’Al Subiyyah qui abritait les premières réserves de pétrole. De grandes maisons de luxe comme la maison Cartier4 commerçaient avec de grands marchands koweïtiens. Ces perles du Koweït faisaient soit l’objet d’un commerce, soit étaient portées par les femmes des oligarques marchands. La perle représentait l’accessoire par excellence de la richesse et du statut social de la femme koweïtienne. De la même façon, ce bijou marquait de façon assez remarquable, les écarts de richesses existant entre les femmes koweïtiennes. Tandis que les plus aisées jouissaient de ces bijoux luxueux, les femmes de pêcheurs prenaient le soin de les pêcher, de les nettoyer et de les revendre.
En plus de la perle comme élément ornemental de l'attirail féminin, l’introduction du textile a joué un rôle essentiel dans le façonnement du vêtement féminin au Koweït. Cela a notamment été l'œuvre de familles marchandes koweïtiennes reconnues encore aujourd’hui5. Celles-ci importaient des textiles de grande qualité en provenance d’Inde, d’Iran et parfois même d’Europe. La communauté juive du Koweït était également à l'œuvre de l’importation de ce textile dans le territoire koweïtien. Connectée à de grands réseaux, celle-ci a très largement participé à cette économie du tissu grâce à des boutiques qu’elles détenaient dans les souks de Koweït-City6. L’accès au vêtement féminin dépendait fortement de la classe sociale de la femme qui a pu affecter sa disponibilité, son usage et ses transformations au fil des années. En effet, la société koweïtienne était profondément divisée entre deux couches sociales distinctes : les hadhar traduits en français par citadins7 et les badu, communément appelés les Bédouins qui vivaient initialement dans le désert et originaires de différentes tribus d’Arabie saoudite.
Les vêtements des femmes koweïtiennes étaient vendus dans un marché spécialement dédié le souk al-harīm (traduit en français par le "marché des femmes"). Ce sont principalement les Bédouines qui vendaient des produits tels que des voiles, des robes longues, de la soie, des fabriques, du khôl pour les yeux, du henné, des peignes à cheveux et bien d’autres produits importés de l’étranger par leurs maris.8 La femme bédouine avait des moyens financiers limités et se procurait ses vêtements au marché ou bien les rachetait aux femmes citadines qui en faisaient du troc. Cette dynamique économique autour du vêtement créait un système de codépendance entre les femmes de couches sociales différentes9. Les femmes les moins élevées socialement dépendent de celles plus aisées qui leur fournissent de l’argent en contrepartie d’un service ou d’un article vendu, en l'occurrence des vêtements. Les femmes les plus élevées socialement, notamment les citadines, prenaient soin de choisir les matières et tissus les plus nobles pour la confection de leurs habits. Cette situation créait donc une forme d'inégalité positive, où un marché autour du tissu créait un système de dépendance entre les différentes couches sociales de la société. Ainsi, la perle et le textile ont constitué deux éléments symboliques de l’identité culturelle féminine du Koweït.
La découverte du pétrole au Koweït a bouleversé le tissu social et a marqué le début de son entrée dans la modernité. Concept complexe, la modernité se caractérise par des transformations profondes dans les domaines économique, culturel, politique et social, valorisant le progrès, tout en mettant parfois en tension nouvelles idées et traditions. Dans le Golfe, cette période de transformation a vu le Koweït développer des institutions solides et prospérer économiquement grâce aux revenus pétroliers, amorçant des évolutions sociétales majeures dès les années 194010.
Ce passage accéléré vers la modernité déteint sans contestation sur les habitudes vestimentaires féminines. Jusqu’à l’avènement des années 1960, les femmes respectait des codes vestimentaires dictés par les traditions, les prescriptions religieuses de l’islam11 ainsi que par son environnement naturel (désert ou ville). Elles portaient alors des vêtements couvrants, symboliques de la culture du Golfe, comme la boshiya12, qui enveloppait entièrement le corps, préservant ainsi un lien fort avec les coutumes ancestrales.
Dès la fin des années 1950, de nouvelles vagues intellectuelles pénétrèrent la société koweïtienne grâce à la presse écrite. La Nahda, mouvement intellectuel et culturel qui a émergé au XIXe siècle dans le monde arabe, visant à moderniser les sociétés en combinant les héritages islamiques et arabes, pénètre les terres du Koweït. C’est dans ce contexte qu’un grand nombre d’étudiants koweïtiens partent étudier dans les centres névralgiques du monde arabe, donnant naissance à la première génération d’intellectuels koweïtiens13. Ces hommes sont tous issus de la nouvelle élite marchande du Koweït, éduqués et formés à l’étranger. Ils seront fortement influencés par les travaux des intellectuels égyptiens dont Qasim Amin14.
La presse est indéniablement à l’origine de la diffusion des premières revendications féministes au Koweït15. En octroyant une rubrique spécifique dédiée à la femme koweïtienne, le premier journal koweïtien, Al Ba‘tha (qui signfie littéralement en arabe "La Mission")16 devient le premier moyen d’expression pour la femme. L’émergence de la presse dans la société koweïtienne est révolutionnaire. Elle façonne l’opinion publique, questionne les acquis et place le Koweït dans une logique de modernisation.
À travers la presse écrite, les premières féministes koweïtiennes précisent leur position sur certains vêtements dont le voile du visage17 qu’elles jugent oppressant et archaïque. Elles s’inscrivent dans un féminisme islamique plutôt que laïque, à l’inverse des premiers mouvements qui ont touché le monde arabe. En ce sens, elles ne cherchent pas à s’opposer à leur religion, qu’elles considèrent comme sacrée, mais s’opposent à ce voile du visage qui obstrue leur visibilité dans l’espace public. C’est ainsi que disparaît progressivement ce vêtement dans l’espace public koweïtien.
Jusque-là, le vêtement féminin avait des significations surtout fonctionnelles, traditionnelles et religieuses, en corrélation avec son temps. Les progrès et la forte vague de modernisation du Koweït des années 1960 sont sans aucun doute le moteur du changement de l’habit féminin. L’introduction de nouveaux styles de vêtements, importés tout droit d’Occident, révolutionne les usages et les codes vestimentaire de la femme koweïtienne. Les parallèles faits entre les avancées sociales, économiques et politiques ne peuvent être différenciés des évolutions que connaît le vêtement. C’est en cela que la transition entre la période pre-oil et post-oil du Koweït est cruciale. La prospérité économique introduite par l’exploitation acharnée du pétrole offre en effet, de nouvelles possibilités aux Koweïtiennes de se vêtir et de suivre les tendances vestimentaires de leur époque. Sur cette photographie, on retrouve des Koweïtiennes dans une boutique de mode ouverte à Koweït-City qui vendait des articles les derniers articles de mode de la fin des années 1960.
Ces changements vestimentaires sont principalement impulsés par l’élite bourgeoise féminine, qui s’oppose frontalement aux codes vestimentaires du passé qu’elle juge archaïques et dépassés. En revanche, les femmes des franges sociales plus conservatrices, notamment les Bédouines mais aussi les femmes plus âgées continuent de porter la ‘abaya voire la boshiya pour les plus conservatrices d'entre elles.
Ces vêtements ancestraux et emblématiques des traditions koweïtiennes laissent place à des vêtements tendances, en accord avec les nouvelles formes de mode en vogue en Occident. La haute couture est notamment portée par l’élite prestigieuse qui dispose de moyens considérables18. Le style qui se répand le plus au Koweït est principalement le style Mod des robes de Mary Quant19, mais aussi les hauts de cocktails sans manches, le fameux col cravate (nœud qui orne les chemisiers), et les robes-manteaux. C’est également le développement des imprimés fleuris et l’arrivée des fibres polyester dans la fabrication des vêtements.
Le vêtement féminin au Koweït reflète les transformations culturelles, économiques et politiques que le pays a traversées, avant et après la découverte du pétrole. Bien que la société koweïtienne soit historiquement marquée par une stratification sociale, ce sont les élites bourgeoises qui ont principalement adopté les influences extérieures, de la Nahda aux premiers magazines féminins. La femme koweïtienne, dans toute sa diversité, a cherché à préserver son attachement aux normes traditionnelles tout en intégrant les évolutions propres à son époque. Encore aujourd’hui, les femmes koweïtiennes créent et stylisent des vêtements ancestraux comme l‘abaya, aux nouvelles tendances mode de notre époque.