6/9/2024
Le confessionnalisme est un système politique reposant sur une “répartition des postes en fonction des appartenances confessionnelles.”1
Lors de la création des États-nations libanais et irakien, par les puissances mandataires françaises et britanniques aux lendemains de la Première Guerre mondiale, ces dernières comprennent qu’il faut, pour asseoir leur autorité face à des populations hostiles aux mandats, se rapprocher de minorités confessionnelles2. Ainsi, au Liban, la France s’appuie sur la minorité chrétienne maronite et en Irak, les Britanniques se reposent sur une classe dominante sunnite en mettant notamment à la tête du nouvel État, une monarchie hachémite3 avec à sa tête Fayçal, fils du chérif Hussein4. Il résulte de ces choix, un ancrage du confessionnalisme politique dans les sociétés après les indépendances, jugée comme étant “(…) l’une des causes essentielles expliquant la faillite actuelle de ces États."5
Historiquement, le système confessionnel au Liban est instauré par la première Constitution libanaise de mai 1926 mais tire ses origines dans le système de la Mutasarrifiya mis en place en 18616.
En cette année 1926, les Français instaurent au Liban un régime républicain formé d’une chambre de députés au sein de laquelle les sièges sont réparties selon les différentes communautés confessionnelles comme le veut l’article 95 de la Constitution7. La puissance mandataire décide en 1932 d’asseoir ce système politique sur la démographie par un recensement de la population libanaise basé sur l’appartenance confessionnelle. Ce recensement confirme la domination chrétienne maronite au pays du Cèdre8. La présidence est par conséquent dévolue aux Maronites, la présidence du Conseil aux sunnites et la présidence du Parlement aux chiites. En 1943, lorsque le Liban proclame son indépendance, le confessionnalisme politique est sauvegardé par les nouvelles élites indépendantes avec la mise en place du “Pacte national”.
En Irak, la “libanisation” de la vie politique impulsée par les États-Unis entre 2003 et 2005, a provoqué une bascule des rapports de force entre communautés, mettant fin à la domination des sunnites instaurée par les Britanniques lors de la création de l’État en 1921. Le processus de débaasification9 lancé par Paul Bremer, administrateur américain en Irak, dès le printemps 2003 porte atteinte aux communautés sunnites d’Irak, assimilées de facto au régime de Saddam Hussein10. Les sunnites se retrouvent marginalisés, placés dans une “position d’infériorité politique”11 inédite. La nouvelle Constitution de 2005 écrite sous l’égide des Américains institutionnalise un confessionnalisme politique, les communautés kurdes et chiites, particulièrement persécutées par le régime de Saddam Hussein12, sont réhabilitées par les États-Unis dans le processus de transition : le Conseil du gouvernement irakien, entité politique chargée de rédiger une Constitution provisoire, est composée de quotas ethniques et religieux13 conçus depuis Washington.
Cela provoque chez les sunnites un profond sentiment de rejet et d’injustice à l’égard du nouveau gouvernement en place, sentiment qui se manifeste lors de premières révoltes dès le printemps 2003. Le pays se fragmente jusqu’à l’éclatement en 2006 d’une guerre civile qui revêt des allures confessionnelles et qui déchirera les différentes communautés irakiennes et marquera le début d’une grande instabilité au pays des deux fleuves.
Début octobre 2019, le Liban et l’Irak connaissent une vague de contestations s’inscrivant alors dans ce que l’on pourrait définir comme une nouvelle séquence des mouvements dits du Printemps arabe14 débutés 9 ans plus tôt en Tunisie. De ces mouvements, émanent des revendications à l’égard des classes dirigeantes jugées responsables de la faillite des États.
De Bagdad à Beyrouth, les mouvements sont notamment portés par une jeunesse réclamant de meilleures conditions de vie et un droit à l’avenir. Parmi les principales revendications communes aux deux États, nous retrouvons la fin du confessionnalisme politique, vecteur d’inégalités socio-économiques15, favorisant le clientélisme16 et la corruption des élites afin de construire une société basée sur l’égalité ainsi que sur une identité citoyenne commune.
Déjà en 2015 et 2018, des mouvements de contestation avaient éclaté principalement dans le sud de l’Irak avant de se propager jusqu’à la capitale ayant comme motifs la détérioration des services publics, la corruption et la demande de l’établissement d’un État civil17. Dès lors, nous retrouvions déjà une remise en cause du système confessionnel. Ces revendications reprennent de plus belle en 2019 et auraient entre autres pour origine, l’annonce de la démission du Premier ministre Adel Abdel Mahdi déclenchant au sein de la population, une demande de changement de régime18.
Au Liban, la demande d’un nouveau contrat social entre Libanais est également une revendication qui se fait entendre dès le mois d’octobre 2019. Parti d’une proposition de loi du gouvernement consistant à taxer le réseau social WhatsApp19, le mouvement de contestations se cristallise par la suite autour de protestations dirigées vers des élites politiques jugées corrompues et devient un espace de dénonciations d’un système confessionnel désigné comme l’origine de la crise socio-économique.
Il est reproché au confessionnalisme à l’œuvre dans ces deux États d’avoir permis à certaines minorités de s’enrichir20 en distribuant “les postes en fonction des confessions (et des ethnies en Irak)”21, ce qui, par conséquent, favorise le clientélisme et la corruption22. De surcroît, les chefs communautaires dits “zaïms” au cœur de ces systèmes, sont accusés de se partager la rente économique au détriment du développement des États23, de l’amélioration des services publics, alors que de plus en plus de Libanais et d’Irakiens vivent sous le seuil de pauvreté24.
Au Liban et en Irak, la jeunesse revendique, de surcroît, son refus d’être désignée par une confession, et montre une volonté de construire une autre identité libanaise ou irakienne.
Pour la jeunesse irakienne, le rejet des politiques identitaires et du système confessionnel peut s’expliquer comme étant le résultat de décennies de traumatismes25 laissés par des événements tels que les violences interconfessionnelles durant la guerre civile et l’insurrection du groupe État islamique en 2014.
Au Liban, la remise en cause du confessionnalisme politique est également portée par une génération née pendant la guerre civile26 manifestant pour les prochaines générations, avec la volonté d’obtenir un autre type de société non établie sur l’appartenance confessionnelle comme en atteste le témoignage de cette mère libanaise pour l’organisme d’information numérique Middle East Eye27 : “ ‘À l’école, nous avions la mentalité Beyrouth-Ouest vs. Beyrouth-Est », explique-t-elle, faisant référence à la ligne de front qui divisait la capitale entre musulmans et chrétiens pendant la guerre civile. ‘Nous étions séparés des musulmans. Mais aujourd’hui, ma fille va dans une école mixte où les enfants fréquentent et se lient d’amitié avec des enfants des autres confessions. Ils n’ont pas cette mentalité et ils ne s’en soucient pas’.”28.
En 1989, lors de la signature des Accords de Taëf29 préparant le Liban à la sortie d’une Guerre civile d’une durée de près de quinze ans, la suppression du confessionnalisme politique est vivement souhaitée, désignée comme un “but national essentiel”30. L’article 95 est révisé et introduit dorénavant la création d’un “comité national” chargé d’élaborer un processus de transition pour sortir le pays du confessionnalisme politique”31. L’article 22 propose également l’élection d’une Chambre des députés sur une base nationale plutôt que confessionnelle32. Cependant, les Accords de Taëf échouent sur la question de l’abolition du système confessionnel et la nouvelle Constitution de 1990 n'a, dans les faits, jamais été appliquée33.
Les jeunes irakiens et libanais réclament alors en 2019 l’élaboration d’une citoyenneté basée sur une appartenance commune à la nation34 en dépit de leur identité religieuse et des clivages confessionnels ou ethniques. Souffrant d’un chômage de masse et de peu de perspectives pour le futur, les nouvelles générations désignent la fin des politiques identitaires et plus largement du confessionnalisme comme un moyen de bâtir une société plus égalitaire, d’améliorer leurs conditions de vie et de s’inscrire dans une identité commune pour tous.
L’établissement d’un État civil non basé sur l’appartenance confessionnel garantirait des éléments comme un système judiciaire impartial et l’égalité de tous les citoyens devant la loi35, la liberté d’exercer des fonctions politiques sur la base de ses compétences et non plus sur la base de la confession36, et l’instauration de mariages civils37.
La pandémie de Covid-19 survenue dès janvier 2020 freine peu à peu l’organisation des manifestations dans les deux États après plusieurs mois de mobilisations. En Irak, le mouvement s’arrête et la répression laisse un bilan d’environ 600 morts et 30 000 blessés38.
Cinq ans après le début des mobilisations, le confessionnalisme est toujours à l’œuvre dans les deux États et les problèmes liés à ce système perdurent.
Pour certains chercheurs et spécialistes de la région, un manque de vision et une impréparation de l’après39 empêchent ces mouvements de contestation d’aboutir à quelque chose de concret. Aujourd’hui, en Irak et au Liban, l’écart se creuse encore entre les élites politiques et la population et les effets de la crise socio-économique sont encore bien présents. La révolution connaît une pause pour la jeunesse irakienne et libanaise qui garde espoir de pouvoir accéder à une situation meilleure.