31/5/2024
Vendredi 16 décembre 2022 est un jour qui restera dans les annales ; Fumio Kishida, Premier ministre, annonce devant les caméras un réarmement officiel du Japon. Du jamais-vu pour le gouvernement nippon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est un tabou qui éclate.
Le pacifisme et les penchants antimilitaristes qui animent le Japon depuis sa défaite en 1945 sont traditionnellement inscrits dans l’article 9 de la Constitution du pays rédigée sous l’autorité du Général Douglas MacArthur, le commandant suprême des forces alliées(1). Cet article de loi complexe peut être interprété de plusieurs manières ; toutefois, la traduction commune est souvent celle de l'interdiction de posséder des forces armées. Le but du Japon était de participer à l'ordre mondial, à la paix et à la sécurité à travers l'économie et la diplomatie et non pas avec des moyens militaires (2).
Depuis sa défaite en 1945, le Japon a cherché à respecter l'esprit de sa Constitution pacifiste. Cependant, confronté à un environnement régional perçu comme étant de plus en plus menaçant, le pays opère un virage stratégique en assumant son réarmement. Face aux tensions émergentes en Asie, le Japon augmente régulièrement ses dépenses militaires depuis 2013, avec la sortie du “National Security Strategy of Japan”. Ce document souligne les intentions et l'approche du Japon, pour contribuer de manière plus proactive à la paix, à la stabilité et à la prospérité de la communauté internationale (3).
Ce changement de cap semble marquer un abandon de la position pacifique historique du pays. Les intimidations dues à sa position géographique, ainsi que le contexte de réarmement mondial, poussent le gouvernement nippon à renforcer sa politique de sécurité. Le Japon adopte désormais un comportement ambigu, oscillant entre le respect de son pacifisme constitutionnel et un réarmement sans précédent depuis 2012, marqué depuis l'arrivée au pouvoir du Premier ministre Shinzo Abe et sa volonté de renforcer la défense du pays.
La question du réarmement devient de plus en plus centrale dans la politique japonaise, car le Japon se sent menacé. Le temps de l'angélisme est terminé, sous-entend Tokyo. En particulier, on craint que les bases militaires américaines, notamment celle d'Okinawa, ne disparaissent si Donald Trump venait à être réélu en 2024. Tokyo s'est retrouvé dans une position délicate avec l’ancien président américain, qui avait en partie basé son succès sur un discours anti-japonais et avait promis de rapatrier les forces américaines (4). La menace russe est également ressentie, mais sous une différente acuité. La guerre en Ukraine a montré aux Japonais qu’un conflit armé était possible, même sur le continent considéré comme le plus stable : l’Europe. L’actuel Premier ministre Fumio Kishida avait ainsi déclaré en 2022 que « ce qui se passe en Ukraine peut se produire en Asie du Nord-est » (5). Concernant le dossier délicat des territoires du Nord, l'archipel des Kouriles, ce dernier a été confisqué au Japon par la Russie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, cette annexion n'a jamais été officiellement reconnue par le Japon, ce qui a conduit à un différend territorial persistant entre les deux pays. On pensait pendant longtemps aboutir à une entente, surtout à l'époque de Shinzo Abe, qui a rencontré Vladimir Poutine plusieurs fois (6). Mais ces îles continuent d'être militarisées avec des batteries de missiles par la Russie à quelques kilomètres seulement de Hokkaido (7). La Russie justifie sa présence militaire par la nécessité de protéger sa souveraineté et ses intérêts nationaux dans la région. Certains experts estiment également que Moscou cherche à faire pression sur le Japon dans le cadre du différend territorial. D'autres encore y voient un moyen pour la Russie de projeter sa puissance militaire dans la région Asie-Pacifique. Sur ce sujet, la guerre en Ukraine a enterré tout optimisme sur un éventuel traité de paix, qui n'aura donc pas lieu, car Poutine ne semble pas du tout susceptible d’abandonner des territoires, même des îlots épars. De plus, la Russie s'est retirée des pourparlers de traité de paix et a suspendu les projets économiques conjoints liés aux îles Kouriles contestées après la prise de sanctions à son encontre par le Japon(8). Le Premier ministre Kishida Fumio, conscient de la situation à affirmer en 2023 que “Les relations nippo-russes connaissent une situation difficile, mais nous maintiendrons notre ligne de trouver une résolution à nos différends territoriaux et de signer un traité de paix”(9).
En décembre 2022, en réponse à la guerre en Ukraine, sous l'administration du Premier ministre, trois documents stratégiques majeurs ont été adoptés : la Stratégie de sécurité nationale (NSS) explorant la vision globale des défis et des objectifs de sécurité, la Stratégie de défense nationale (NDS) qui est la traduction des objectifs en capacités militaires concrètes et le Programme de renforcement de la défense (DBP) qui explique les investissements nécessaires pour mettre en œuvre la NDS(10). Ces 3 documents constituent les piliers de la politique de sécurité du Japon.
La menace la plus directe perçue par le Japon reste cependant incarnée par la Corée du Nord et la militarisation chinoise, d’autant que Pékin et Tokyo conservent aussi un grave différend territorial autour des îles Senkaku. En cas d'attaque chinoise de Taïwan, le Japon se trouverait en première ligne, la dernière île japonaise au sud d'Okinawa étant située à moins de 100 km des côtes Taïwanaises.
Au sein des élites japonaises, un nouveau discours commence à émerger, mettant en doute la garantie de protection par les États-Unis. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a bénéficié d'un traité de sécurité mutuelle contracté avec les États-Unis. Ce traité engage Washington à défendre le Japon en cas d'attaque extérieure. Cette garantie américaine a joué un rôle crucial dans la sécurité du Japon et a permis au pays de se concentrer sur son développement économique. Cependant, ces dernières années, des voix s'élèvent au Japon pour questionner la fiabilité de cette garantie, notamment du fait de l’isolationnisme croissant des États-Unis qui pourraient ne pas être disposés à s'engager militairement pour défendre le Japon en cas d’agression chinoise.
Également, l'île d'Okinawa abrite une grande concentration de bases militaires américaines, qui sont considérées comme un “fardeau” par la population locale(11). Les habitants se plaignent des nuisances sonores, de la pollution et des accidents impliquant des soldats américains. La présence constante d'activités militaires peut contribuer à un sentiment de malaise et d'insécurité au sein de la population d'Okinawa. Beaucoup réclament aujourd’hui la relocalisation de certaines bases. Bien que la perception d'un déclin relatif américain se soit installée, l'objectif n'est pas de remplacer l'alliance américaine, mais de s'associer avec le plus grand nombre d'États possible. La puissance relative de la Chine étant aujourd'hui bien plus importante que celle de Tokyo, le Japon entend recourir davantage à des partenariats multilatéraux, comme en témoigne l'accueil du G7 à Hiroshima en mai 2023. Ainsi, le Japon se rapproche de l'Australie, puis développe des dialogues stratégiques avec notamment la France, le Royaume-Uni ou encore l'Inde avec lesquels existe le partenariat stratégique et global entre Tokyo et New Delhi en 2007 (12). Certains voient dans le Quadrilateral Security Dialogue (Quad) créée en 2007 un moyen de renforcer la dissuasion face aux menaces chinoises et un rempart contre les menaces régionales. Cette alliance de promotion de la coopération en matière de sécurité dans la région indopacifique, entre les États-Unis, le Japon, l'Inde et l'Australie, représente une puissance militaire et économique considérable. De plus, le Quad a intensifié sa coopération entre ses membres ces dernières années, notamment en organisant des exercices militaires conjoints. Pour autant, le Quad n'est pas une alliance militaire formelle et ses membres n'ont pas l'obligation de se défendre mutuellement en cas d'attaque.
Historiquement, la Constitution japonaise renonce à l'usage de la force pour régler les différends internationaux. Mais cela n'empêche pas la légitime défense, incarnée par les « forces d'autodéfense » qui constituent l'armée japonaise. La limite de 1 % du PIB pour les dépenses militaires est une contrainte entrée en vigueur dans les années 1970. Après cette période, le Japon a progressivement accepté d'exporter des armes, puis de participer à des missions de maintien de la paix à l'étranger, et sous le mandat de Shinzo Abe, de dépasser légèrement cette limite des dépenses. En 2015, le Japon a introduit le principe de « légitime défense collective », lui permettant d'apporter une aide militaire à un pays dont l’existence serait menacée par une agression extérieure (13). Pour répondre aux défis sécuritaires actuels, le Japon prévoit d'augmenter ses dépenses militaires de 60 % jusqu’en 2027, représentant ainsi la plus forte hausse depuis 1945 et dépassant ainsi les niveaux budgétaires des puissances nucléaires telles que la France ou le Royaume-Uni. Cette décision vise également à satisfaire son allié américain, avec l'objectif de consacrer 2 % de son PIB à la défense d'ici la fin de la décennie. Cette augmentation vise à garantir la protection des citoyens japonais et l'intégrité de leur territoire terrestre, maritime et aérien. Ces mesures incluent le développement de nouveaux avions de chasse, l'amélioration des capacités de cyberdéfense, et l'acquisition de missiles capables d'atteindre des cibles situées à près de mille kilomètres du sol japonais. Pour la première fois depuis 1945, le pays, constitutionnellement pacifiste, se dotera de capacités de contre-attaque capables de frapper un territoire ennemi. Fumio Kishida a annoncé cette décision comme représentant la plus forte hausse des dépenses militaires jamais observée dans le pays. Il n’est en revanche pas prévu d’augmenter les effectifs des forces d’autodéfense, le Japon étant de toute façon concerné par un problème démographique et peine à recruter. Malgré ces évolutions, le Japon insiste sur le fait qu'il reste attaché à ses principes pacifistes, et que l'utilisation de ces nouvelles capacités de défense se fera dans des conditions strictement définies.
Depuis des mois, le gouvernement conservateur japonais préparait méthodiquement l'opinion publique. La remise en question de l’article 9 de la Constitution du pays, associé au souvenir de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale, pourrait être interprétée négativement par la population japonaise. Loin de remettre en question ce pilier du pacifisme, ces mesures s'inscrivent dans le cadre de la conception japonaise de la légitime défense. Face à l'évolution des menaces régionales, le Japon s'adapte et renforce ses moyens de protection, en toute conformité avec les principes fondamentaux de la Constitution. Il y a tout de même des réticences du côté de l’opposition qui dénonce l’absence de financement de ces mesures. Typiquement, le Parti communiste japonais (PCJ) est fermement opposé à toute modification de l'article 9, le PCJ considérant que la Constitution pacifiste est au cœur de l'identité nationale du Japon et qu'elle ne doit pas être remise en cause. Le Parti social-démocrate (PSD) s’est également montré critique envers l'interprétation extensive de l'article 9 par le gouvernement, soulignant l'importance de maintenir l'engagement du Japon envers la paix et le multilatéralisme. “Le mot « armée » est tabou. Il est donc risqué pour les autorités japonaises de s'orienter vers un réarmement.”(14)
Pointant la poussée des tensions géopolitiques en Europe et en Asie, où la Corée du Nord développe son arsenal nucléaire et où la Chine se montre de plus en plus pressante, l'exécutif explique au peuple que le pays va devoir repenser en profondeur la politique de sécurité qu'il appliquait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Japonais prennent conscience des changements dans le monde.
Depuis l’annonce, le peuple nippon ne semblait pas s'offusquer de ces projets de remise à niveau de son armée. Dans des sondages, plus de la moitié des personnes interrogées - 64% soutenaient l'idée d'une forme de renforcement des capacités de défense du pays(15). Un sentiment croissant de menace se répand dans l'opinion publique. Ils ont le sentiment que leur environnement devient de plus en plus dangereux. Il faut dire qu’avec la militarisation chinoise, les récentes incursions aériennes autour de Taïwan, l’évolution des armées nord-coréennes avec des tirs dans la zone économique du Japon et l’apparition de nouveaux missiles non balistiques, les Japonais sont conscients que le monde a changé et que le gouvernement a besoin d’investir dans la défense nationale.
Le réarmement du Japon bénéficie d'un soutien populaire, mais son application concrète pourrait se heurter à des obstacles. L'implantation de batteries de missiles sur des territoires habités soulève des questions de sécurité et de qualité de vie pour les populations locales. De plus, l'augmentation des effectifs militaires se heurte à un contexte démographique défavorable, marqué par un déclin de la population japonaise. Le Japon devra trouver un équilibre entre ses impératifs de sécurité et les réalités sociales et économiques du pays pour que son réarmement soit un succès durable (16). Quant aux aspects budgétaires, les marges de manœuvre du Japon sont limitées. Avec une dette publique de l’ordre de 245% du PIB en 2015 selon l'OCDE(17) et une baisse de l’épargne nationale qui en assurait le financement. Une augmentation significative des dépenses militaires à 2 % du PNB nécessiterait, sur le long terme, des arbitrages budgétaires drastiques et des réductions considérables des dépenses de protection sociale. Dans un contexte de vieillissement accéléré de la population japonaise, cela entraînerait également une hausse généralisée des impôts, tant directs qu'indirects, ainsi que des emprunts d'État. Un pari économiquement risqué et jugé politiquement insoutenable par nombre de ses opposants.
Le Japon se réarme pour faire face à un environnement régional perçu comme étant de plus en plus menaçant. La Chine, la Corée du Nord et la Russie représentent des défis majeurs, tandis que la guerre en Ukraine a servi de catalyseur pour accélérer le processus de réarmement. Certains chercheurs estiment que le retrait des troupes américaines du Japon serait une autre solution pour la sécurité. Le fardeau militaire d'Okinawa serait résolu et le capital libéré pourrait être utilisé dans la défense ou dans des politiques sociales. En 2012, on estime que le Japon contribue à hauteur de 191,9 milliards de yens (environ 1,5 milliard de dollars) par an au soutien des forces américaines à Okinawa (18).
Dans tous les cas, le Japon souhaite envoyer un message fort à ses alliés occidentaux sur les risques croissants en Asie et appelle à une réponse collective. Tokyo va muscler son dispositif militaire tout en continuant de clamer le pacifisme gravé dans le marbre de sa Constitution et si cher à sa population. Une position ambiguë, de plus en plus difficile à assumer face aux tensions croissantes dans le Pacifique. La problématique du Japon, aujourd'hui, est d'assurer la crédibilité de cette dissuasion (19).
Lors d'une audience le 15 février 1951, alors que l'envoyé américain Dulles était en visite au Japon et que les négociations de paix entre le Japon et les États-Unis battaient leur plein, l'empereur avait dit, "la sécurité ne peut pas être appelée politique”. Avec l’actuel réarmement, on peut voir que la vision japonaise a bien changé au cours de ces dernières années.