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Le périple d'un champion : le parcours d'un migrant devenu champion de boxe thaïlandaise

La boxe thaïlandaise, bien qu'elle ne figure pas dans la compétition officielle des Jeux Olympiques de Paris 2024, a été reconnue comme une discipline olympique par le Comité International Olympique en 2021. La popularité de ce sport de combat, héritier d'une longue tradition d’arts martiaux ancestraux, se développe partout dans le monde. Pour Samake Mandie, champion français de kickboxing et de Muay Thaï, ce sport a été bien plus qu'une simple activité physique : il a été un exutoire et un salut. Né au Mali au milieu des années 1990, il a émigré jeune, nourrissant l'espoir d'une vie meilleure, et s'est installé en France après un périple éprouvant à travers l'Afrique et l'Europe. Son histoire, bien que semblable à celle de milliers d'autres, se distingue par le rôle salvateur que le sport a joué dans sa vie. Comme il le confie : « La boxe m’a sauvé, sans elle je serais devenu fou. » Cet article est le fruit de plusieurs entretiens réalisés avec Samake Mandie, visant à retracer le parcours de cet athlète prometteur, apprécié tant pour ses qualités humaines que ses compétences sportives. Son témoignage poignant nous invite à poser un regard nouveau sur l'immigration et sur le rôle positif du sport dans le processus d'intégration des migrants. Son parcours ne peut qu’inspirer le respect et l’humilité.

 

Samake Mandie est né en 1994 dans un village de la région de Koulikoro, dans le sud du Mali, au sein d'une famille modeste. Encore aujourd’hui, le pays accuse un grave retard de développement, ce qui le place à la 188ème position sur 193 d’après l’indice de développement humain (IDH), à cause entre autres du faible taux de scolarisation. Malgré le droit à l'éducation pour chaque citoyen, la garantie d’un enseignement public, laïc et gratuit,(1) ainsi que l’effort soutenu de l’UNICEF,(2) la situation de l’éducation au Mali reste précaire. L’insurrection de groupes salafistes djihadistes et le début de la guerre en 2012 ont considérablement restreint l’accès à l’éducation, notamment dans le nord du pays. Aujourd’hui, bien que la majorité des enfants maliens soit scolarisée à l’école primaire, le secondaire connaît encore un taux d'absentéisme alarmant, atteignant près de 90 %, tandis que plus d’un tiers des jeunes adultes de plus de 15 ans n’ont jamais été scolarisés.(3) Ce phénomène résulte directement de l’attrait des jeunes pour un travail rémunérateur, notamment lié aux activités aurifères contribuant à hauteur de 10% au PIB national, qui les éloigne de l’école.(4)

L’enfance de Mandie, marquée par le décès soudain de son père lorsqu'il n'avait que sept ans, l’a contraint à endosser très tôt des responsabilités d’adulte. Avec ses frères, il travaillait pour subvenir aux besoins du foyer, ce qui l’a empêché de fréquenter l’école. À l’âge de 14 ans après une saison passée à récolter le maïs, il se rendit pour la première fois dans la région de Sikasso, à la frontière avec la Côte d'Ivoire, où un membre de sa famille l’introduisit au travail dans les mines. Il vivait alors dans un bidonville proche de la mine, dans une maison appartenant à l’un de ses frères, dont le travail consistait à racheter l’or aux mineurs pour le revendre à Bamako. Malheureusement, son frère décéda brutalement dans un accident de la route, et toute sa fortune fut pillée, laissant Mandie dans une situation délicate.

Sur les sites d’orpaillage clandestin, il se souvient de la multitude de gens affairés à creuser des trous, aussi loin que portait son regard, dans l’espoir de trouver le précieux minerai doré. Chacun jouait un rôle, soit directement dans l’extraction de l’or, soit dans l’économie parallèle qui s’organisait autour de l’activité aurifère, rassemblant hommes, femmes et enfants venus des régions avoisinantes. Pour creuser, il suffisait de payer le propriétaire du terrain – soit le chef du village voisin ou un agriculteur – avec l’espoir de remonter suffisamment d’or pour en tirer un bénéfice substantiel à réinvestir dans un autre puits. Les conséquences sociales et environnementales de l’orpaillage clandestin sont bien documentées, mais comme le soulève un journaliste africain ces sites miniers permettent de développer rapidement les villages qui en bénéficient, avec la construction de maisons en dur et la création de toute une économie.(5) Aussi chaque jour, Mandie devait descendre dans le puits creusé à la main et s’enfoncer toujours plus profondément pour remonter des quantités de roche à la surface, avant que de nombreux traitements ne révèlent la présence du précieux minerai. Terrifié à l’idée de creuser des galeries, qui s’effondraient parfois en ensevelissant des hommes, Mandie s’efforça pendant de longs mois de satisfaire son groupe, en étant consciencieux et appliqué afin d’économiser suffisamment pour partir.

Il parvint à s’extraire de ce milieu et à travailler un temps dans la capitale du pays. Après six mois passés à Bamako, à tout juste 17 ans, il décida d’émigrer, suivant les conseils de ses amis qui lui recommandaient de se rendre en Algérie, où les salaires étaient plus attractifs. Il prit alors un bus pour Kidal, ville proche de la frontière avec l’Algérie, où un passeur l’attendait. Une fois en Algérie, il travailla pendant deux ans dans la ville de Berriane, au nord de Ghardaïa, principalement sur des chantiers de construction. Bien qu’il fût mieux payé, il subissait ce qu’il décrit comme un “racisme quotidien” de la part des Arabes envers les Noirs. De fait, le racisme anti-Noirs, bien que souvent passé sous silence au Maghreb, s'enracine dans un imaginaire linguistique hérité d'une histoire esclavagiste, et perdure en l'absence d'une législation répressive contre le racisme (finalement adoptée en 2020).(6) Dans ce contexte, son entourage lui conseilla d’émigrer pour gagner sa vie, cette fois en direction de la Libye.

Début 2014, avec un ami, Mandie paya un passeur l’équivalent d’un millier d’euros, soit cinq mois de salaire, pour entrer sur le territoire libyen et lui faciliter l’insertion. De nouveau, il fut employé sur des chantiers de construction à Tripoli, dans un climat de violence inégalée. La crise politique et économique que traverse alors le pays, conséquence de l’intervention militaire de 2011, voit la situation sécuritaire se dégrader. Mandie se souvient qu'en raison de sa stature, il fut remarqué et employé par un militaire libyen pour travailler dans un quartier « arabe ». Ses amis, également originaires d’Afrique subsaharienne, lui déconseillèrent vivement de s’y rendre : « quand un Noir y entre, il n’en ressort pas. » De fait, les Noirs vivent de manière ségrégée, séparés du reste de la population libyenne, et subissent de nombreuses discriminations. Les agressions sont courantes, car à chaque fin de journée, les ouvriers sont payés en liquide, et font l’objet d’attaques par des personnes armées venues les dépouiller lorsqu’ils rentrent chez eux. Quand l’un de ses amis se fit poignarder en tentant de se défendre, ce qui l’immobilisa pendant de longs mois, Mandie décida enfin de partir, cette fois pour rejoindre l’Europe, quelques semaines à peine avant que n’éclate la guerre civile en Libye à l’été 2014.

Cette fois, le périple était encore plus dangereux : il s’agissait de rejoindre l’Europe en traversant la Méditerranée. Pour de nombreux Africains, la mer représente une expérience inédite terrifiante, et beaucoup abandonnent à la vue de cette immense étendue bleue, terrorisés à l'idée de s'y aventurer. Un récent rapport de l'ONU fait état de plus de 63 000 décès sur les routes migratoires au cours de la dernière décennie, près de la moitié des victimes ayant péri en Méditerranée.(7) Ceux qui survivent à la traversée doivent encore affronter un lourd appareil administratif, se heurter à la montée du racisme en Europe, et faire face à la solitude et à la crainte d’être expulsés.

Pour Mandie, cette traversée était une question de vie ou de mort. Il savait que ceux qui rebroussaient chemin étaient condamnés à travailler en Libye, « comme des esclaves » glisse-t-il, jusqu’à ce que la mort les emporte, incapables de retourner chez eux. C’est ainsi qu’il embarqua sur un canot pneumatique avec une cinquantaine d’autres personnes. À quelques encablures, un autre bateau, légèrement plus grand et rempli de migrants les accompagnait. La traversée coûtait deux mille euros, l’équivalent de plusieurs mois de travail, et les passeurs récupérèrent tout l’argent, les téléphones et les objets de valeurs des passagers.

Cette nuit-là, Mandie vécu un moment qu'il n'oubliera jamais, et qu’il interprète aujourd'hui comme un signe du ciel. Alors que les deux embarcations avançaient dans l’obscurité, deux baleines surgirent de chaque côté et accompagnèrent les bateaux le restant de la nuit. Des voix s’élevèrent pour calmer l’agitation et la peur des passagers, expliquant que ces cétacés escortent régulièrement les migrants, les protégeant des requins et les guidant vers un port sûr. Ce n’est que le lendemain, que les deux embarcations à la dérive furent repérées par un avion qui signala la position des migrants aux garde-côtes italiens.

Peu de temps après, Mandie fut secouru par un bateau de sauvetage. Il se souvient avoir été bien traité à bord, d’y avoir reçu de la nourriture et de l'eau. Lorsque tous les passagers eurent quitté l’embarcation, les secouristes découvrirent les corps de deux migrants, dont un enfant d'environ dix ans. Ces derniers avaient perdu la vie durant la traversée, écrasés sous le poids des autres passagers avant de suffoquer, ce qui marqua profondément Mandie. Au début, il éprouva des difficultés à s’exprimer, en partie à cause de la barrière linguistique. Ne parlant que le bambara, il communiquait avec les Italiens par l’intermédiaire de ses compagnons. Il fut ensuite envoyé dans un camp de réfugiés en Calabre, avant d’être transféré quelques semaines plus tard à Novare, dans le nord de l’Italie.

En août 2014, Mandie s’installa dans un hôtel du centre-ville de Novare, en attendant que sa demande d’asile soit traitée. Pendant près de deux ans, lui et ses camarades attendirent le verdict. Ils passaient la majeure partie de leur temps au « camp », où ils étaient obligés de résider, sans possibilité de travailler ou de voyager, ne recevant qu’une maigre indemnité de 200 euros par mois. Les seules activités qui rythmaient leur quotidien étaient les cours d’italien et les entraînements de football organisés par l’administration en charge des réfugiés. Après deux ans d’attente, la demande d’asile de Mandie fut refusée. Plutôt que de renouveler sa demande, il décida de partir et de chercher du travail. À la fin de l’année 2017, il se rendit à Foggia, où il travailla à la récolte des tomates et des olives. Il se déplaça ensuite régulièrement entre Foggia et Rosarno, dans le sud, où il cueillait des oranges, des kiwis et des mandarines, en fonction des saisons. Payé à la caisse, il redoublait d’efforts pour vivre convenablement et parvint avec un ami à acheter un conteneur dans lequel ils dormaient. Au fil des rencontres, il obtint une opportunité unique en juillet 2019 pour travailler sur une station balnéaire, redécouvrant la Méditerranée, dans un tout autre contexte.

Après cinq ans passés en Italie, il fut invité en janvier 2020 à se rendre en France, ce qui nécessita une nouvelle fois le recours aux services d’un passeur pour réaliser le trajet Milan-Paris au prix de 150 euros. Il logea dans un premier temps chez un ami en banlieue parisienne et par hasard retrouva, à l’occasion d’un barbecue, une de ses connaissances d’Italie qui lui conseilla de faire une nouvelle demande d’asile cette fois via l’administration française. À la préfecture de Clignancourt, il fit la queue dès l’ouverture, dans l’interminable file d’attente qui se forme quotidiennement le long des voitures et du tramway. Le jour même, il fut envoyé en bus dans le XVIème arrondissement de Paris, au centre d’hébergement Les Cinq Toits, désormais fermé. Une assistante sociale lui fut assignée, et Mandie reçut alors une allocation de 210 euros par mois, un forfait Navigo préférentiel à 18 euros par mois, ainsi qu’une carte bleue pour gérer ses achats. L’intégration fut difficile, car aucun cours de français n’était proposé, et il lui était impossible de travailler. Comme beaucoup d’autres, Mandie se lança alors dans les livraisons Deliveroo grâce au compte d’un tiers, et commença à fréquenter les cafés, lieux de rencontre privilégiés. Après quelques années passées dans ce centre d’hébergement, il dut renouveler sa demande d’asile pour la troisième fois. Il ne recevait désormais plus que 153 euros par mois et devait trouver de toute urgence une promesse d’embauche pour espérer rester en France.

C’est à la terrasse d’un café que Mandie rencontra Maxime, un jeune de son quartier avec qui il se lia d’amitié. Maxime lui présenta Samy Sana, champion du monde de Muay Thai et membre du club Phénix. Cette rencontre marqua un tournant décisif dans la vie de Mandie, qui grâce à une série d’heureux hasards, parvint à s’imposer sur la scène sportive française et à envisager une carrière de boxeur professionnel. Ce n’était pas la première fois que Mandie était remarqué pour sa stature et ses qualités physiques. Déjà en 2018, alors qu’il travaillait à Foggia, un inconnu lui avait conseillé d’abandonner son travail et de se rendre en France pour faire de la boxe. Mandie, qui n’avait alors jamais boxé, n’y prêta pas attention. Des années plus tard, alors qu’il se déplaçait en scooter dans le XVIème arrondissement de Paris, un automobiliste le klaxonna et l’interpella : « Arrête les livraisons et va faire de la boxe », lui lança-t-il avant de repartir. Cette fois-ci, Mandie prit la décision de franchir la porte d’un club de boxe et commença à s’entraîner sous la supervision d’Alassane Kamara, entraîneur de l’équipe de France, et de Brice Hoarau. Lors de son premier combat, il mit son adversaire KO au troisième round, amorçant ainsi une ascension rapide jusqu’à remporter les titres de champion de France de kickboxing et de boxe thaïlandaise deux années consécutives dans sa catégorie. Inquiet de ce que sa mère pourrait penser, il choisit de ne pas partager ses succès sur Facebook. Lors de notre dernier entretien, après de longues heures passées à discuter autour d’un jus d’orange pressé et d’un café allongé, Mandie me confia un secret qu’il n’avait jamais osé dire. En septembre 2023, alors qu’il devait payer la cotisation annuelle pour son club de boxe, il se retrouva en difficulté financière. Sans grand espoir, il gratta un ticket de loterie et gagna 200 euros, la somme exacte qu’il devait verser à la fédération de boxe thaïlandaise. Ému, il me dit : « Quand je rentre dans le club, j’oublie tous mes problèmes. La boxe m’a empêché de devenir fou. » Il se souvenait d’un autre migrant qu’il avait connu au centre d’hébergement, et qu’il avait vu sombrer dans l’alcool et la drogue. La pression et l’attente pour obtenir les papiers avaient eu raison de sa résistance. Pour Mandie, la boxe était devenue un exutoire, une porte de sortie pour échapper aux problèmes du quotidien.

Palmarès de Samake Mandie, maintenant en catégorie A

À la fin de l’année 2023, de nouveau à la terrasse d’un café, Mandie fit une rencontre providentielle, celle de Son Excellence Pierre-Jean Gire, ambassadeur de la fondation pontificale. Touché par le parcours de Mandie, ce-dernier se lia d’amitié avec lui et décida de se porter garant de son dossier pour l’obtention de ses papiers. Il réussit même à obtenir du Pape la remise du prix exceptionnel de la “Main Tendue”, une distinction qui sera décernée lors d’une prestigieuse cérémonie en faveur de la « migration humanisante » le 17 mai 2025. Ce prix récompensera trois jeunes talents exceptionnels ayant réussi leur intégration par le sport et contribué de manière significative à leur société d’accueil.

Grâce à ce soutien, Samake Mandie, après avoir passé plus de treize ans loin de sa famille à parcourir le monde, peut enfin débuter sa carrière professionnelle sous les meilleurs auspices, soutenu par des personnalités influentes, dans l’espoir de voir bientôt sa situation régularisée. Son histoire doit nous inviter à réfléchir au sens de la vie en société, et nous inciter à toujours replacer l’humain au centre des préoccupations. 

Références

1 : Présidence de la République du Mali, Loi n°99-046 du 28 décembre 1999, portant loi d'orientation sur l’éducation.

2 : Le droit à l’éducation est inscrit dans la Convention Internationale relative aux Droits de l’Enfant, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, droits sociaux et culturels. Depuis une vingtaine d’années, la réalisation de l’éducation primaire universelle est un des Objectifs du Développement Durable 2030 (ODD n°4), après avoir été un des Objectifs du Millénaire pour le développement 2015. 

3 : UNICEF, “Analyse de la Situation des Enfants du Mali”, Actualisation novembre 2023, p.111-121.

4 : SOIBA TRAORÉ, Idrissa ; LAUWERIER, Thibaut. « Les écoliers sur les sites d’orpaillage au Mali : une des niches de la déperdition scolaire », Mondes en développement, 2020/3 (n° 191), p. 137-151. 

5 : Les mines d’or artisanales à Sikasso, une richesse ou un malheur ?, 16 janvier 2019.

6 : SADAI, Célia. “Racisme anti-Noirs au Maghreb : dévoilement(s) d’un tabou”. Hérodote, N° 180(1), (2021), p.131-148.

7 : Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), “Une décennie de documentation des décès de migrants”, 24 mars 2024.

Le périple d'un champion : le parcours d'un migrant devenu champion de boxe thaïlandaise

L’histoire de Samake Mandie, migrant malien devenu champion de boxe thaïlandaise, invite à repenser les épreuves de la migration et le rôle crucial du sport dans l’intégration des migrants au sein de leur société d’accueil. Le sport se révèle être un puissant vecteur de résilience et un symbole d’espoir face aux défis de l’exil.
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