5/11/2024
Les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 ont offert l’occasion de célébrer le musée du Louvre, symbole du patrimoine culturel français et épicentre des festivités internationales. Après les bouleversements causés par la pandémie de Covid-19, le Louvre connaît un regain de fréquentation grâce à sa renommée mondiale. Véritable « géosymbole »,(1) le musée parisien représente l'identité collective d'une nation. Mais le Louvre en tant que dépositaire d’œuvres d’art à la vocation universelle incarne un paradoxe : tout en valorisant le patrimoine français, il expose également des œuvres venues du monde entier, soulevant des questions complexes, notamment dans le contexte des débats sur la restitution des biens culturels des pays anciennement colonisés. De fait, si le patrimoine désigne « l’héritage du père », il est aujourd’hui essentiel dans le travail de mémoire des sociétés anciennement colonisées puisqu’il définit l’identité d’un peuple, en tant qu'accumulation de strates historiques et culturelles selon l’analogie du mille-feuilles.(2) Aussi, par sa vocation universelle, le Louvre ne se réduit pas à un patrimoine muséal marqueur de l'identité nationale mais également un espace de dialogue entre civilisations. Le musée, lieu de conservation et de transmission, est aussi un espace où se jouent les luttes sociales et identitaires, comme l’avait théorisé Michel Verret dans son concept du « conservatoire de l’espace ».(3) En ce sens, le Louvre devient bien plus qu’un lieu d’exposition. Il est un espace de reconnaissance, d’affirmation, et de contestation des mémoires collectives et des identités en mutation, jouant un rôle clé dans la géographie politique et culturelle. Ainsi, est-il légitime de s'interroger, de manière délibérément provocatrice, sur la capacité du Louvre à représenter le patrimoine français et sur son utilité dans le rayonnement culturel de la France à l'échelle internationale.
Si aujourd’hui le Musée du Louvre représente une institution reconnue à l’échelle internationale comme un symbole du patrimoine muséal, cela est notamment dû à sa spécificité historique et architecturale qui en fait un “lieu de mémoire” de près de huit siècles d’histoire.(4)
Le Palais du Louvre, à l'origine forteresse destinée à défendre Paris, a subi d'importantes transformations à partir de la Renaissance. Sous la direction de Pierre Lescot, il a été réaménagé selon une architecture inspirée de l'Antiquité, avec une façade qui incarne le classicisme français. Ces travaux se sont poursuivis jusqu'à la Révolution française, notamment sous l'impulsion d'Henri IV, qui lança le "Grand Dessein", un projet visant à relier le Palais du Louvre à celui des Tuileries et à développer la Cour Carrée, renforçant ainsi l'unité de l'espace architectural. Peu après, en 1682, la résidence royale fut abandonnée par Louis XIV lui préférant le château de Versailles, et le Louvre devint un haut lieu symbolique du pouvoir en affichant la collection royale et en abritant pendant un siècle l’Académie Française. A l'issue de la Révolution française, l'Assemblée nationale décréta que le Louvre devait être utilisé comme un musée, afin d'afficher les chefs-d'œuvre de la nation. Aussi, en août 1793, une première exposition de 537 peintures, la majorité des œuvres ayant été récupérées dans les collections royales ou des biens confisqués à l'église, fut ouverte au public. La philosophie des Lumières et le mouvement encyclopédique favorisa la naissance du “Musée universel”, dont l’ambition est de rassembler en un même lieu toutes les richesses du monde afin de les mettre à disposition de tous. A la fin du XVIIIème siècle, le Louvre devint un prototype de cette nouvelle vocation à devenir un musée universaliste par ses collections et cosmopolite par ses visiteurs, prétendant accueillir toutes les richesses et s’adresser à tous les peuples de la planète.
Sous l’impulsion de François Mitterrand, le projet du Grand Louvre voit le jour en prenant compte les nouvelles dynamiques de la mondialisation pour accueillir davantage de touristes et s’imposer sur la scène muséale internationale. La rénovation du Musée du Louvre et son réaménagement sont confiés à l’architecte sino-américain Leoh Ming Pei. Ces travaux permettent entre autres la construction des pyramides - devenues métonymie de la France et de Paris -, ainsi que l’extension de l’entrée principale avec le Carrousel du Louvre. Les derniers grands chantiers qui marquèrent le Palais du Louvre furent ceux de l’aménagement de la Cour Visconti pour y installer le département des arts de l’Islam. Symbole fort du patrimoine français, Le Louvre s'inscrit aujourd’hui comme le musée le plus fréquenté du monde, avec un record d’audience en 2018, en dépassant les 10 millions de visiteurs. Outre les rénovations et extensions du domaine muséale, c’est au travers de sa très riche collection de plus de 480 000 œuvres que cette institution touristique puise son attractivité.
Mais le Louvre n’est pas qu’un simple musée. En diversifiant ses installations, et notamment grâce à l’aménagement du carrousel, il peut compter sur un centre commercial pour attirer davantage de visiteurs et peut permettre dans son auditorium la production d'évènements artistiques, de congrès politiques et de conférences de tout horizon. De plus, afin de toucher un public plus large, le Louvre s’est exporté dans le bassin minier des Hauts-de-France avec le projet Louvre-Lens en 2012, ayant pour engagement de développer un renouveau social et économique du territoire, grâce à la culture et à l’éducation ou encore en 2017 avec l'ouverture du Louvre Abu Dhabi aux EAU. Enfin, depuis 2019, la marque Louvre a été officiellement lancée afin de commercialiser son image, à travers des partenariats comme celui conclu en 2021 avec Uniqlo, l’enseigne de prêt-à-porter, dans le souci notamment de diversifier ses recettes après la baisse de fréquentation liée à la pandémie de Covid-19.(5)
Le musée du Louvre apparaît donc comme un patrimoine triple - historique, architectural et muséal -, et organise le territoire afin de diversifier son offre et capter l’attention d’un public varié. Pour autant, malgré son succès, le Louvre reste au cœur de nombreuses controverses notamment en ce qui concerne les collections qu’il renferme.
Le décret n°92-1338 du 22 décembre 1992, qui a institué l’Établissement public du musée du Louvre, représente une avancée significative dans la gestion et la mise en valeur du patrimoine culturel français. En rassemblant sous une même tutelle le musée national du Louvre et le musée national Eugène Delacroix, ce décret garantit une approche cohérente et centralisée pour la conservation, la protection, et la présentation des œuvres d’art majeures, tout en promouvant l’accès à la culture pour un public diversifié. En plaçant l'institution sous la tutelle du ministre chargé de la culture, ce décret souligne l'importance de l'art et de la culture dans la politique publique française. L'article 1 de ce décret crée un cadre administratif qui regroupe à la fois le musée national du Louvre et le musée national Eugène Delacroix, renforçant ainsi leur complémentarité et leur synergie.
L'Établissement public du musée du Louvre a des missions clairement définies dans l'article 2 du décret, qui vont bien au-delà de la simple conservation des œuvres d'art. Sa première mission, qui consiste à conserver, protéger et restaurer les collections, est essentielle pour garantir la pérennité des œuvres au profit des générations futures. En intégrant des actions d'éducation et de diffusion, le musée s'engage à promouvoir l'accès à la culture pour un public le plus large possible, ce qui est particulièrement pertinent dans un contexte où la culture est parfois perçue comme élitiste. La notion d'égalité d'accès à la culture, inscrite dans ces missions, fait écho aux enjeux contemporains de démocratisation de la culture.
L'enrichissement des collections nationales par l'acquisition de biens culturels, qu'ils soient acquis à titre onéreux ou gratuit, témoigne d'une volonté dynamique d'adaptation et de renouvellement des collections. Cela permet également au musée de jouer un rôle actif dans le paysage culturel international en s'ouvrant à des œuvres et à des artistes contemporains. De plus, l'établissement se doit de maintenir une coopération étroite avec d'autres organismes publics et privés, tant au niveau national qu'international, favorisant ainsi un échange de savoir-faire et d'expériences enrichissant pour toutes les parties prenantes.
L'engagement de l'Établissement public du musée du Louvre en faveur de la recherche et de l'éducation dans le domaine de l'histoire de l'art et de la muséographie est également significatif. En soutenant la formation de futurs conservateurs et chercheurs, le musée s'assure que les compétences nécessaires à la préservation et à la valorisation du patrimoine culturel sont transmises et développées. Cela s'inscrit dans une logique de responsabilité envers le patrimoine, non seulement en tant que témoin du passé, mais aussi en tant qu'élément vivant de notre identité culturelle collective.
Enfin, le décret, par sa structure administrative et ses missions, vise à garantir la transparence et l’efficacité de la gestion des ressources publiques affectées à la culture. La création d'un conseil d'administration composé de représentants de l'État et d'experts du domaine assure une gouvernance diversifiée et impliquée dans les décisions stratégiques. En somme, ce décret constitue un cadre institutionnel fort qui non seulement préserve le patrimoine culturel français, mais aussi le dynamise et le partage avec le plus grand nombre. C'est un exemple de la manière dont les politiques publiques peuvent jouer un rôle fondamental dans la valorisation de l'art et de la culture dans notre société.
Depuis cinq décennies, la question de l'origine et de l'appropriation des œuvres d'art fait vaciller le monde culturel. Les plus grands musées sont confrontés à la pression croissante des pays anciennement colonisés, réclamant la restitution de leur patrimoine. Dans ce contexte, la “patrimonialisation” - définie comme le processus de transformation d'un bien en patrimoine - devient un enjeu politique majeur, symbolisant l'appropriation de l'espace et de la mémoire, et conduisant à des conflits entre groupes sociaux en quête de reconnaissance.(6)
Au départ, la reconnaissance internationale du patrimoine culturel, en tant que socle de l'identité d'une civilisation, concernait essentiellement les États occidentaux soucieux de se prémunir des ravages de la guerre. Lors du Congrès de Vienne en 1815, les puissances européennes imposent à la France la restitution des œuvres pillées durant les guerres napoléoniennes. Ce précédent est prolongé par les Conférences de La Haye de 1899 puis 1907, où les États signataires insistent sur « le respect de la propriété privée » et condamnent explicitement le pillage.(7) Toutefois, ce n'est qu'en 1919, avec le Traité de Versailles,(8) que la question de la restitution prend une véritable ampleur internationale. Ce traité impose à l'Allemagne de restituer les œuvres volées pendant la guerre, non pas dans un souci de réparation, mais davantage dans une volonté de punir l’Allemagne et de l’affaiblir. Ce principe sera repris après la Seconde Guerre mondiale pour condamner la spoliation, bien que limitée au contexte de la Shoah. En revanche, la restitution des œuvres spoliées durant la colonisation reste largement ignorée, les pays colonisés n'étant pas en position de négocier la récupération des biens pillés lors des indépendances.
Les conventions de l’UNESCO de 1954 et 1970 définissent la notion de « bien culturel » et insistent sur l'importance de protéger le patrimoine contre le trafic illicite. Cependant, elles ne sont pas rétroactives, créant ainsi un cadre juridique qui n’inclut pas les œuvres acquises sous la colonisation. C’est véritablement dans les années 1970, avec la montée des idées dé-colonisatrices, que la question des restitutions s’impose sur la scène internationale, soutenue par l’Organisation des Nations Unies. La Convention de 1970 encourage les États à prévenir le trafic illégal et à faciliter la restitution des objets volés ou exportés illicitement. En France, cette convention ne sera ratifiée qu’en 1997, après des pressions exercées par les pays anciennement colonisés.(9)
Le discours de 1978 d’Amadou-Mahtar M’Bow, alors directeur général de l’UNESCO, marque un tournant majeur dans la prise de conscience internationale. Il appelle à la restitution d’un patrimoine « irremplaçable » pour les pays spoliés, dénonçant la « survivance des temps de barbarie » qui empêche l'établissement d'une paix durable et d'une harmonie entre les nations.(10) Appuyée par les États africains,(11) cette revendication atteint son apogée en 1995 avec la Convention d'UNIDROIT sur les biens culturels volés ou illicitement exportés, qui renforce la coopération internationale en matière de restitution. Malgré cela, la France demeure réticente à restituer certaines œuvres de ses collections, un débat qui persiste jusqu’à aujourd’hui. Sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, des gestes symboliques sont réalisés, comme la restitution de la réplique du Code d'Hammurabi à l'Irak en 1980 et celle de la statue d'Amon Min à l'Égypte en 1981.(12) Toutefois, ces actes relèvent davantage de la diplomatie, le Louvre conservant les originaux et offrant des copies pour maintenir de bonnes relations internationales tout en satisfaisant partiellement les demandes de restitution.
En dépit d'une prise de conscience croissante dans l'opinion publique et politique, comme en témoigne la déclaration de Mexico en 1982, les musées occidentaux, notamment français, continuent de défendre leur vocation universaliste. En 1990, alors que le musée du Quai Branly ouvre ses portes à Paris, le collectionneur Jacques Kerchache publie un manifeste réclamant la création d'un département dédié aux arts extra-occidentaux au Louvre. Le pavillon des Sessions voit ainsi le jour en 2000, présentant des œuvres issues de « missions scientifiques » du XIXe siècle faisant la fierté des collectionneurs,(13) pourtant considérés par de nombreux observateurs comme des « biens mal acquis ».(14) En 2002, le Louvre se joint à dix-huit autres grands musées d’Europe et d’Amérique du Nord pour signer la « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels » (ICOM), visant à protéger leurs collections contre les demandes de restitution. En signant ce document, le Louvre reconnaît “qu’au fil du temps, les œuvres ainsi acquises – par achat, don ou partage – sont devenues partie intégrante des musées qui les ont protégées, et par extension, du patrimoine des nations qui les abritent”.(15)
Malgré ces déclarations, les responsables du Louvre ont dû faire face à des pressions politiques croissantes. Dès son arrivée au pouvoir, le président Emmanuel Macron a fait entendre sa volonté d’ouvrir un nouveau chapitre des relations entre la France et le continent africain dans son retentissant discours à Ouagadougou en 2017 :
“Le premier remède c’est la culture, dans ce domaine, je ne peux pas accepter qu'une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. Il y a des explications historiques à cela mais il n'y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens. Le patrimoine africain doit être mis en valeur à Paris mais aussi à Dakar, à Lagos, à Cotonou, ce sera une de mes priorités. Je veux que d'ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique.”(16)
Les chiffres sont éloquents : l’Afrique serait dépossédée de 85 à 90% des objets d’art de son patrimoine », tandis que près de 90 % des antiquités vendues dans le monde seraient d’origine illicite. Le fameux « Rapport Savoy-Sarr », commandé par E. Macron recommande la restitution de 90000 objets présents dans les musées français.(17) L’historienne Coline Desportes, estime que cette démarche traduit une posture d’auto-critique de la France sur son passé colonial, renforçant son image de démocratie transparente.
Bien que le rapport Savoy-Sarr reconnaisse l'acquisition illégale de nombreuses œuvres, les procédures de restitution restent lentes et complexes. Cela s'explique par la nature juridique des œuvres, placées dans le domaine public, et par la réticence des conservateurs et d'une partie de l'opinion publique. L'exemple des statuettes Nok du Nigeria, acquises illégalement par le musée du Quai Branly en 1998, en est une illustration. Bien que leur exportation ait été interdite par la loi nigériane, la France a reconnu leur appartenance au Nigeria en 2002, qui a accepté de les prêter à Paris pour 25 ans, permettant leur exposition au Louvre.(18) Ainsi, la restitution des biens culturels ne se limite pas à un simple retour matériel des œuvres, mais constitue un transfert de contrôle symbolique et juridique. Pour les États spoliés, il peut être avantageux que leur patrimoine soit exposé dans des musées de renommée internationale comme le Louvre, renforçant ainsi leur visibilité. Néanmoins, ce processus est souvent entravé par des enjeux juridiques complexes.
Bien que la France soit signataire des conventions de l'UNESCO (1970) et d'UNIDROIT (1995), le principe d'inaliénabilité des collections publiques rend les restitutions difficiles.(19) De plus, le Code civil français confère à la propriété une valeur absolue, ce qui, dans le cadre des musées, est lié à la souveraineté nationale, rendant les restitutions exceptionnelles. Ce débat soulève également des tensions sur l’universalité du patrimoine et la notion même de “biens communs”, souvent perçus comme reflétant les intérêts des nations dominantes plutôt qu'une vision véritablement universelle. Aussi, les musées occidentaux tentent de se dissocier de la définition de « biens culturels » établie par l'UNESCO, qui décrit ces objets comme fondamentaux pour les pays d’origine. Les anciennes colonies s’appuient sur cette définition pour revendiquer leurs œuvres spoliées. Le processus juridique actuel met en lumière que le « droit au butin », historiquement admis par des textes tels que le traité d'Hugo Grotius de 1625 (De Jure Belli ac Pacis), a été systématiquement exacerbé par la colonisation de manière systématique, où les puissances coloniales justifiaient la confiscation des biens culturels pour asseoir leur domination et légitimer des pratiques ethnologiques.(20)
En France, les restitutions se limitent principalement à deux catégories : les œuvres spoliées lors de la Shoah et les restes humains.(21) Deux avancées significatives ont eu lieu à ce propos, avec la loi du 26 décembre 2023 introduisant une dérogation pour la restitution des restes humains issus des collections publiques,(22) et une loi adoptée en juillet 2023 dans le code du patrimoine établissant une dérogation au principe d’inaliénabilité des collections publiques et en simplifiant le processus de restitution, mais seulement dans le cadre des biens spoliés lors de la Shoah.(23) Jusqu’ici, par le décret du 30 septembre 1949, les biens dont le propriétaire n'a pu être identifié au lendemain de la seconde guerre mondiale, furent confiés aux Musées Nationaux de Récupération (MNR), rejoignant les collections sous la détention provisoire de l’Etat dans l’attente de leur restitution. Le Musée du Louvre a ainsi la responsabilité de 1610 œuvres MNR, exposées dans divers musées territoriaux partout en France.(24) Cette nouvelle loi a permis l’exposition en juin 2024 au musée du Louvre de deux tableaux spoliés, donnés par les ayants droit de Mathilde Javal, après leur restitution par l’Etat afin de rappeler les spoliations et les violences subies par les familles juives sous l’Occupation. La ministre de la Culture, Rachida Dati, s’est réjouie d’un “moment essentiel de justice, de mémoire et d’histoire”.(25)
En parallèle, face aux demandes insistantes de nombreux pays africains, Emmanuel Macron a chargé Jean-Luc Martinez, président du Louvre, de définir une doctrine pour clarifier les critères de restitution des biens culturels.(26) Le rapport Sarr-Savoy a eu pour conséquence d’ouvrir le débat, jusqu’à une première loi en décembre 2020 permettant la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal,(27) mais dont la généralisation reste encore en suspens.
La restitution n’est pas simplement une question de transfert matériel des objets. Il s’agit d'un enjeu de contrôle, de reconnaissance symbolique, et de rééquilibrage des relations diplomatiques entre la France et ses anciennes colonies. Dans ce cadre, le Louvre, en tant qu’institution muséale phare, joue un rôle central dans le rayonnement culturel de la France et constitue un véritable outil au service de la diplomatie culturelle de l’État français.
En somme, le droit international est à la fois un levier et un obstacle dans la restitution des œuvres d'art, engendrant des enjeux complexes qui transcendent la simple matérialité des objets pour toucher à des questions de justice historique et de relations internationales.
Le musée du Louvre dépasse largement sa mission première de conservation du patrimoine national pour s’affirmer comme un acteur incontournable de la diplomatie culturelle internationale. Par son rayonnement mondial, il joue un rôle clé dans la valorisation du patrimoine global, tissant un réseau dense de collaborations, de prêts d'œuvres et de missions culturelles. Les relations qu’il entretient avec près de 75 pays, choisies en fonction d'intérêts variés - diplomatiques, scientifiques et économiques - renforcent la position de la France sur la scène internationale.
La circulation des œuvres à travers les musées du monde entier illustre l’impact international du Louvre, devenu une vitrine pour de nombreux pays désireux de faire connaître leur histoire et leur culture. Dès les années 1960, certains pays africains alors tout juste indépendants, voient dans les musées français une manière de valoriser leur culture et de rompre avec la vision coloniale en établissant des relations culturelles plus équitables. Sous l’impulsion d’André Malraux et Léopold Sédar Senghor, des premiers échanges d’objets eurent lieu entre la France et le Sénégal afin de mettre en avant le discours politique et philosophique sur le métissage et l’assimilation et donner de la visibilité aux artistes sénagalais.(28) Depuis lors, le musée du Louvre qui s’était longtemps consacré à l’art occidental a multiplié les expositions venant du monde entier, en particulier d’Afrique et du Moyen Orient. Récemment, dans le cadre de l’exposition Splendeur des Oasis d’Ouzbékistan qui s’est terminée en mars 2023, le Louvre a mis à l’honneur le patrimoine archéologique de ce pays d’Asie centrale, dont le vaste chantier entrepris par une quarantaine de restaurateurs du Louvre ont permis à une centaine d’œuvres d’être montrées pour la première fois en dehors de leur pays.(29)
À travers des collaborations stratégiques à long terme, le Louvre joue un rôle de médiateur entre les cultures notamment par les prêts issus de ses collections qui lui valent sa renommée mondiale. Comme l’a démontré l’étude de la géographe Anne Hertzog, la diffusion de ces prêts reste restreinte en raison d’une diffusion sélective répondant à des logiques stratégiques précises, principalement diplomatiques.(30) Aussi peut-on analyser le partenariat entre le musée national d’Iran et le musée du Louvre en 2018 à l’occasion de l’exposition “Le musée du Louvre à Téhéran” comme une tentative de rapprochement entre les deux pays, malgré la sortie unilatérale des Etats-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien conclu en juillet 2015.
La renommée internationale du musée du Louvre repose non seulement sur la richesse de ses collections, mais également sur le savoir-faire exceptionnel des hommes et des femmes qui y travaillent. Depuis 1994, le Louvre est l'hôte du Salon International du Patrimoine Culturel, une vitrine annuelle qui met en lumière l'expertise française dans la préservation et la restauration des œuvres d'art. Le Louvre est sollicité mondialement pour son expertise, qu'il met à disposition dans divers projets archéologiques, de restauration d'œuvres, et de programmation culturelle. Par exemple, le musée a joué un rôle clé au Soudan, en partenariat avec le Musée National de Khartoum, en menant pendant dix ans des fouilles archéologiques dans le nord du pays. De même, en Ouzbékistan, depuis 2009, une mission archéologique franco-ouzbèke dirigée par Rocco Rante, du département des Arts de l'Islam du Louvre, travaille dsur l’excavation du patrimoine archéologique du pays. Le Louvre intervient également en Égypte depuis 1992 pour étudier des secteurs méconnus de la nécropole de Saqqara, sous l'autorité du Conseil supérieur des Antiquités de l'Égypte. Plus récemment, l'expertise du Louvre a été mobilisée au Musée de Mossoul, en Irak, pour restaurer les œuvres détruites par l’État islamique, soulignant ainsi son rôle actif dans la sauvegarde du patrimoine mondial.(31) Ces collaborations internationales témoignent de l'influence culturelle et de l'engagement du Louvre dans la protection et la transmission de l'héritage universel.
Cette dynamique d’ouverture s’étend avec l’internationalisation du Louvre, dont le symbole ultime est l’ouverture du Louvre Abu Dhabi en 2017. Ce musée universel - selon la terminologie de l’article 1 de l’accord intergouvernemental conclu entre la France et les Emirats Arabes Unis en mars 2007 - concrétise l’idée d’un « archipel Louvre »(32) déployé à l’échelle mondiale. Ce projet inédit est le fruit d’un accord “hors norme” dans le champ de la coopération culturelle, dont l'originalité repose sur s’inscrit dans la durée une coproduction servant les intérêts communs et établissant un nouveau type de relations entre institutions sur le double plan culturel et économique.(33) Pour répondre à cet objectif, fut créée L’Agence France-Museums, financée intégralement par les autorités émiriennes, mais soumise au contrôle économique, financier et culturel de la France. Cette dernière étant en charge de la formation et du recrutement du personnel ainsi que de la stratégie de développement pour l’acquisition et la programmation des expositions et le prêt d’oeuvres issues des collections françaises.(34) Ce faisant, le Louvre Abu Dhabi est synonyme d’une nouvelle économie de l’immatériel en autorisant l’exportation de la marque Louvre dont l'appellation donne un certain nombre de prérogatives à la France notamment en terme de propriété intellectuelle. Ce projet symbolise l’exportation du patrimoine français dans toutes ses composantes, à la fois en termes d’architecture grâce au travail de Jean Nouvel mais également de propriété intellectuelle telle que définie dans l’accord. Selon Marie Alix Molinié Andlaeur, enseignante chercheuse :
“Le cœur de l’archipel Louvre est le musée du Louvre. En se décentrant, le Louvre sert des villes par sa réputation et reconfigure sa zone d’impact et son rayonnement. Alors que la conquête territoriale se faisait auparavant par des guerres bilatérales ou multilatérales, aujourd’hui ce sont les partenariats économiques qui permettent l’occupation ou l’obtention d’un espace.” (35)
Ainsi, l’étude du musée du Louvre permet d’illustrer les enjeux autour de la notion de patrimoine, à la fois en tant qu’instrument de prestige pour la France mais également au cœur d’un débat houleux de droit international sur la question de la restitution. Il demeure que le Louvre incarne un vecteur de pouvoir culturel et économique inégalé, puisqu’il répond à la définition du pouvoir du géographe Claude Raffestin, comme la capacité à influer sur la territorialisation ainsi que la circulation et le contrôle des flux.(36)
Références