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Le conflit soudanais un an après : retour sur la guerre des généraux

Alliés d’hier, ennemis d’aujourd’hui : retour sur l’affrontement des généraux qui fait rechuter le Soudan

Introduction 
« Quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui en souffre » - Proverbe africain. 

Avril 2023 - Mai 2024 : voilà déjà treize mois qu’une guerre sans merci a embrasé le territoire soudanais. Inimitiés, hostilités et rivalités sont des moindres mots pour expliquer cette crise qui puise son origine dans le désaccord des généraux al-Burhan et Hemetti, pourtant alliés d’hier.

Alors que le pays subissait une fois de plus des péripéties politiques, les deux grands hommes s’étaient serré les coudes afin d’opérer le renversement du régime d’Omar el Béchir en 2019 ; avec l’ambition de rétablir la sécurité dans le pays. Pour autant, la compétition pour le pouvoir et le contrôle des activités économiques a pris le dessus au détriment de la vie des milliers de Soudanais, débouchant sur une guerre entre deux généraux où le peuple est pris pour cible.

Ainsi, si l’alliance Al-Burhan-Hemetti s’est rompue, celle avec les partenaires étrangers s’est maintenue. Par-delà le conflit intra-étatique, le territoire soudanais est aussi devenu l’un des foyers de transposition de la lutte entre les puissances, Américains et Russes, Emiratis et Saoudiens étant les principaux protagonistes.

Ainsi pour mieux appréhender le lien de causalité de cette guerre aux conséquences désastreuses, un bond dans l’histoire s’impose.

Les causes de la guerre : d'une volonté de fusion à une réalité de confrontation exacerbée par des rivalités latentes

« Ils se battent pour le pouvoir et pillent le pays, nous nous battons pour la nourriture et les boissons, l'éducation et les soins de santé » (1). Si plusieurs raisons ont été avancées pour tenter d’expliquer les éléments déclencheurs des hostilités au Soudan, la principale concerne l’intégration des Forces de Soutien Rapide (FSR) à l’armée régulière. Loin de se replonger dans le « temps long » (Fernand Braudel), il est tout autant nécessaire de remonter en 2019, pour mieux comprendre la situation actuelle au Soudan.

En effet, à la faveur d’une révolution en avril 2019, l’ex- Président Omar el-Béchir, arrivé à la tête de l’État le 30 juin 1989 par un coup d'État, fut renversé. À sa chute, un gouvernement intérimaire dirigé par le Premier ministre Abdallah Hamdok a été mis en place. Cependant, en octobre 2021, les militaires reprennent le pouvoir qu’ils se sont engagés à transférer plus tard à un gouvernement civil. Ce transfert aurait dû être acté par la signature, le 6 avril 2023, d’un accord visant la fin de la période de transition débutée en août 2019 et l'organisation des élections en début de 2024 Mais les généraux al-Burhan et Hemetti, respectivement président et vice-président se sont très vite opposés dans le cadre de différends importants, passant d'une volonté de fusion à une réalité de confrontation exacerbée par des rivalités latentes.

Faut-il le rappeler, le général al- Burhan est le Chef des Forces armées soudanaises pendant que le général Hemetti est le commandant des FSR au moment des affrontements de 2023. Les FSR sont une organisation paramilitaire issue des milices Janjawid qui opéraient pendant la guerre de Darfour : elles sont accusées d’être les auteurs de plusieurs crimes internationaux dont les crimes de guerre et crimes contre l’humanité (3).

Face au général al-Burhan, qui a monopolisé le pouvoir, le général Hemetti a exprimé ses regrets au sujet du coup d'État ainsi que ses réticences sur le projet de fusion de ses forces à l’armée régulière. Dans une interview accordée à la Chaîne Al Jazeera le 26 novembre 2021, celui-ci avait entretenu le flou autour de sa disponibilité à donner suite à ce projet, et exprimé son scepticisme sur sa réussite. Ainsi, le statut qui sera accordé aux officiers de la FSR dans la future hiérarchie et la question de la chaîne de commandement, restent des points de controverse. L'autre point de discorde, et pas des moindres, est relatif au calendrier proposé pour l’implémentation de la politique de fusion. Alors que l’armée régulière exige un délai de deux ans, la FSR insiste sur un calendrier de dix ans (4). 

C’est dans ce climat de tension que les éléments des FSR ont commencé leur mobilisation le 13 avril 2023, dans la capitale Khartoum, et se sont dirigés vers la ville de Marawi, dans le nord du pays, d’après un communiqué de l’Armée. Cette mobilisation qui fait craindre une rébellion a été déclarée illégale et il a été ordonné à ses auteurs de se disperser. En réponse, la FSR a déclaré dans un communiqué qu'elle se déployait à travers le pays dans le cadre de ses fonctions et que ses opérations à Marawi faisaient partie des « forces nationales agissant dans le cadre de la loi et en pleine coordination avec la direction des forces armées »Ceci marque le déclenchement de la crise, envenimée par la défiance réciproque des deux généraux qui sont passés, d’anciens alliés à ennemis, chacun bénéficiant du soutien d’acteurs étrangers.

La crise soudanaise, une invite aux puissances régionales en quête d’hégémonie

Selon les bases posées par le droit international humanitaire (DIH), notamment les dispositions de l’article 1er du Protocole II aux Conventions de Genève, le conflit soudanais répond plus aux critères d’un conflit non international (conflit interneLes FSR peuvent ainsi être assimilées - dans le contexte soudanais - à des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d'un commandement responsable, exercent sur une partie du territoire un contrôle tel qu'il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées contre l’armée régulière. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un conflit faisant intervenir différents acteurs aux intérêts opposés. Dans un entretien accordé au HuffPost, Jabeur Fathally, professeur de droit à l’Université d’Ottawa et expert de la région soudanaise a énuméré les principaux soutiens des deux généraux. 

Pour lui, Hemetti et ses miliciens sont soutenus par les Émirats arabes unis (EAU), l’Éthiopie et indirectement par la Russie. Quant au général al-Burhane, il reçoit le soutien de l’Arabie Saoudite, de l’Égypte (qui cherche à contrecarrer l’Éthiopie) et des États-Unis (7). À titre explicatif, le positionnement des pays voisins semble logique, en raison de leur rivalité autour de la construction du barrage de la Renaissance sur le Nil par l’Éthiopie : ce projet inquiète l’Égypte pour son approvisionnement en eau (95% de l'eau consommée en Égypte est issue de ce fleuve). Et, si l’implication de Washington dans les efforts de retour à la paix, à travers des sanctions ciblées n’a rien d’étrange, le rôle des monarchies du Golfe dans ce conflit mérite toutefois d’être explicité.

Au lendemain de la chute du régime d’el-Béchir, ces deux puissances du Moyen-Orient sont devenues des partenaires de taille pour le Soudan. Elles y ont investi massivement et envisagent d’autres projets d'investissements dans des secteurs tels que les infrastructures, les mines et la technologiLes EAU et l’Arabie Saoudite ont aussi mené des efforts diplomatiques dans le sens du retour à une vie politique “normale” pendant la courte période de transition. Mais les intentions de Khartoum de se rapprocher plus du Qatar, rival des EAU, n’ont pas plu à Abu Dhabi. En représailles, les Émirats arabes unis, qui bénéficient du renfort des FSR au sud du Yémen depuis 2015 ainsi qu’en Libye depuis 2019 « collaborent avec la Russie pour soutenir les FSR par le biais du groupe paramilitaire Wagner », actif dans le pays depuis 2017.

Appuyés par l’Égypte, qui soutient le général al-Burhan par l’envoi de matériel aérien, « les Saoudiens, travaillent sans relâche pour se présenter comme un médiateur de paix crédible et comme un soutien humanitaire conséquent pour les soudanais ». Sauf que, tout comme Abu Dhabi, Riyad cherche aussi à consolider sa position de puissance régionale. Le conflit au Soudan est donc une opportunité pour l’Arabie saoudite et les EAU d’étendre leur contrôle régionallors que des vies humaines sont en jeu.

Une rivalité de pouvoir avec de lourdes conséquences sur le plan humain et matériel

Dans un monde où les conflits présentent des formes de violence plus inhabituelles, « la nécessité de respecter et de protéger les civils est plus urgente que jamais » (10). La crise soudanaise n’est pas exempte de conséquences, dans le sens où elle a causé d’importantes pertes humaines et matérielles. Au 18 mars 2024, plus de 8 millions de personnes dont 4 millions d’enfants ont dû se déplacer à l’intérieur du pays afin de fuir les violences militairesPlus de 1,4 millions d’individus ont même été contraints de trouver refuge dans les pays voisins. Ces déplacements internes et externes ont un impact important sur la santé et l’alimentation des populations. Le pays a atteint un niveau d’insécurité alimentaire record, l’insécurité alimentaire aiguë touchant 18 millions de personnes avec 220000 enfants souffrant de malnutrition sévère en 2024

Si le 15 avril dernier, des donateurs ont promis 2,1 milliards de dollars d’aide humanitaire au Soudan, l’appel humain lancé par l'ONU n'a été financé qu'à hauteur de 12% jusqu’à ce jour. Or, pour la coordonnatrice résidente de l’action humanitaire de la Mission Intégrée d’Assistance à la Transition des Nations Unies au Soudan (MINUATS), il sera impossible « sans ressources supplémentaires […] d’éviter la famine et d’autres privations » (13).

De plus, cette crise a entraîné le décès de nombreux civils mais également d’humanitaires en violation du Protocole additionnel 1 de la Convention de Genève de 1949 (14). Selon l’UNHCR, au 14 avril 2024, la crise au Soudan aurait entraîné la mort de 15 000 civils. Un chiffre en constante augmentation après les récents combats à El Fasher, au nord du Darfour  Or, en DIH, l'article 48 du Protocole I pose l'obligation pour les belligérants de faire « la distinction entre la population civile et les combattants ainsi qu'entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires et, par conséquent, ne diriger leurs opérations que contre des objectifs militaires ». Pire, d'après Human Rights Watch, les attaques des FSR constituaient une campagne de nettoyage ethnique à l'encontre de l'ethnie Masalit et d'autres groupes non arabes à El Geneina (16).

L’attaque d’humanitaires est encore plus préoccupante au sens où elle crée la méfiance et la peur chez ces derniers, ce qui entraîne ce que le Pr Koude qualifie de « crise de l’humanitaire » (17). Le jeudi 2 mai, deux chauffeurs de la Croix Rouge ont perdu la vie dans le sud du Soudan tandis que trois employés ont été blessésFace à cette escalade de violence, les pays occidentaux ont procédé aux rapatriements de leurs ressortissants. Pour Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS, « Il s’agit ici d’un aveu de faiblesse et d’aveuglement lorsqu’on considère l’ampleur de l’enjeu que représente l'issue de cette crise soudanaise ».

Cette crise a par ailleurs entraîné des destructions considérables, notamment des habitations et des structures sanitaires. Déjà, 3 mois après le début de la crise, la ville de Misterei dans la région de Darfour avait été entièrement détruite. Au 30 avril 2024, 70% des hôpitaux situés autour des zones de combats ne fonctionnaient plus selon le syndicat des médecins soudanais, les belligérants utilisant des armes explosives en milieu urbain.

Il ne faut pas non plus éluder l’impact économique de cette crise, le pays ayant perdu près de 75% de sa capacité de production pétrolière au moment de la sécession du Soudan du Sud en 2011. Le secteur aurifère, principal poumon économique du pays, est le plus affecté.

Le pays est passé de la production de 35 tonnes métriques fin 2022 à 2 tonnes métriques fin 2023.

Sans surprise, le secteur agricole est également impacté, les différentes attaques ne permettant plus aux agriculteurs de se rendre sur leurs terres. La montée de l’insécurité dans le pays a d’ailleurs découragé les investisseurs internationaux. Le pays se trouve ainsi dans une situation économique très délicate. Selon le FMI, l’inflation a atteint près de 156% et le ratio dette/PIB 256% en 2023 faisant ainsi du Soudan, le pays le plus endetté d’Afrique subsaharienne Si jusqu’ici, une issue de cette crise peine à se profiler à l’horizon, des résolutions continuent d’être prises afin de retrouver l’accalmie.

Vers une sortie de crise : les pistes de résolutions envisagées

Depuis le début de la crise, les initiatives internationales se multiplient. Le 22 mai 2023, un premier cessez-le-feu avait été voté à Djeddah (sans être respecté par les deux parties). Le 8 mars 2024, le Conseil de sécurité a voté à son tour la résolution 2724(2024) appelant à une cessation immédiate des hostilités pendant le mois de ramadan et à privilégier la voie du dialogue.

Enfin, le 15 avril 2024, une conférence humanitaire internationale organisée par l’Allemagne, la France et l’Union Européenne pour le Soudan s’est déroulée à Paris. L’objectif était « d’appeler les parties au conflit à mettre un terme aux hostilités, à se conformer au droit international humanitaire et à garantir un accès humanitaire complet, sûr et sans entrave à l’ensemble du territoire soudanais » (21).

Pour l’instant, ces mesures semblent montrer leurs insuffisances au regard de l’évolution constante des hostilités.

Références

  1. Khalid Abdelaziz, Nafisa Eltahir et Nafisa Eltahir, 2023.  Sudan’s army chief, paramilitary head ready to de-escalate tensions, mediators say Reuters.
  2. Middle East Monitor, 15 Avril 2023. L'Égypte appelle à la plus grande retenue au Soudan dans un contexte d'affrontements militaires. 
  3. Cour pénale internationale, 2023. Enquête sur le Darfour au Soudan.
  4. Zeinab Mohammed Salih et Emmanuel Igunza, 2024. Soudan : affrontements entre l'armée et les RSF pour des sites clés, faisant 56 morts parmi les civils. BBC News.
  5. Al Jazeera, 13 avril 2023. Craintes au Soudan alors que l’armée et les forces paramilitaires s’affrontent.
  6. Sylvain Vité, “Typology of armed conflicts in international humanitarian law: legal concepts and actual situations”, 2009. International Review of the Red Cross, Vol. 91, N° 873, pp. 69-94.
  7. Vincent Gibert, 2023.  Soudan : un expert nous décrypte le conflit et ses enjeux.
  8. Sudan Tribune, L'Arabie Saoudite va investir 3 milliards de dollars au Soudan.
  9. Mohammad, Talal, 2023.  “How Sudan Became a Saudi-UAE Proxy War”, Foreign Policy.
  10. Union interparlementaire (UIP) et Comité international de la Croix-Rouge (CICR),Droit international humanitaire  Guide à l’usage des parlementaires N° 25, 2016, p.4.
  11. L’ONU et la crise au Soudan : le point sur la situation, réponse à la crise humanitaire, 17 Mai 2024.
  12. UNHCR, janvier 2024. Appels d’urgence, urgence Soudan.
  13. Africanews, 16 mai 2024w  Soudan pris dans un étau de « violence et de famine » selon l’ONU.
  14. Articles 51 et 62 du Protocole additionnel 1 de la convention de Genève relatifs à la protection des victimes des conflits armés internationaux du 12 août 1949. 
  15. France Info, 08 mai 2024. L’article à lire pour comprendre la crise au Soudan, en proie à de violents affrontements..
  16. Jean Baptiste Gallopin, chercheur à Human Rights Watch, France 24.
  17. Koudé R. K., 2009. « Des crises humanitaires à la crise de l’humanitaire », Revue de l’Université catholique de Lyon,  décembre 2009, pp. 61-70.
  18. Communiqué de presse CICR, 02 Mai 2024. Soudan : deux chauffeurs du CICR tués par des hommes armés
  19. Human Rights Watch, 11 juillet 2023. Soudan : Destruction d’une ville au Darfour.
  20. Groupe Crédit Agricole, 19 avril 2024. Soudan, 1 an après le déclenchement du conflit, l’économie est au point mort.
  21. Communiqué de la  France, l’Allemagne et l’Union Européenne, 15 avril 2024. Conférence internationale humanitaire pour le Soudan et les pays voisins.

Le conflit soudanais un an après : retour sur la guerre des généraux

Le 14 avril 2023 a marqué le début d’une nouvelle escalade de violences au Soudan. Pour cause, le désaccord entre le général al-Burhan et le général Daglo dit Hemetti, qui avaient contribué tous les deux à la chute du régime el-Béchir en 2019. Depuis, plus d’un an est passé, des vies impactées, des infrastructures délabrées, des alliances formées et des résolutions adoptées. Le CEDIRE vous propose une analyse détaillée de ce conflit qui a fait rechuter le Soudan.
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