15/2/2024
« Vous vous demanderez peut-être, Mesdames et Messieurs les députés, pour quelle raison l’Afrique constitue l’une des grandes priorités de notre diplomatie. La réponse part d’un constat simple : l’Afrique est un continent qui émerge sur le plan économique, sur le plan diplomatique, sur le plan démographique bien sûr, avec une population de plus d’un milliard d’habitants, en passe de doubler d’ici 2050 et de quadrupler d’ici 2100, pour aller jusqu’à représenter le quart environ de la population mondiale »1. Ainsi présente Catherine Colonna, diplomate française, la nécessité de maintenir un socle diplomatique solide avec les pays d'Afrique.
La dépendance de l’Afrique envers les importations de matières agricoles, notamment le blé, implique la nécessité de préserver au mieux les rapports entre les États. Alors que la crise alimentaire guette ce continent, le blé devient comme une arme diplomatique prisée : cette région du monde souffre d’une hyperdépendance céréalière. La situation alimentaire s’est dégradée en Afrique et au Moyen Orient depuis les années 1990. Selon le rapport de la FAO, la sous-alimentation concerne un tiers du continent en 2021, soit 278 millions de personnes.
Ce contexte critique a pour toile de fond la guerre russo-ukrainienne qui elle-même contribue à la hausse des prix de la denrée et accentue la fragilité du système alimentaire. La guerre en Ukraine se veut même révélatrice de la dépendance de l’Afrique envers les produits céréaliers importés. Le blé constitue le fondement des régimes alimentaires notamment urbain. Mais la culture locale ne permet pas de répondre convenablement aux besoins de la population, d’où cette dépendance préoccupante. Une corrélation est observée entre le début de la guerre en Ukraine et l’augmentation du prix des céréales en février 20222.
De ce fait, la France, cinquième dans le classement des exportateurs de blé, est considérée comme un partenaire commercial privilégié, au moins dans le secteur céréalier. Elle joue un rôle majeur dans la sécurité alimentaire mondiale notamment en Afrique puisqu’elle a su instrumentaliser cette arme alimentaire afin d‘entretenir un lien étroit avec le continent anciennement colonisé. Il s’agit d’un outil diplomatique qui permet à la France de maintenir une relative importance sur le plan international. De ce fait, l’agriculture qui était auparavant définie comme étant un secteur antique et annexe de l’économie, parvient à se positionner au cœur du système puisqu’elle devient un moyen de redressement de la France sur la scène internationale. Le blé est au cœur de l’alimentation et de l’histoire, cette céréale permet de nourrir les hommes, il s’agit donc d’un enjeu de pouvoir. Il est la clé de la sécurité alimentaire, d’où son importance dans le domaine géopolitique.
Toutefois, la présence de la France sur le continent africain est bousculée par le gain d’influence de l’organisation paramilitaire qui dépend officiellement du ministère de la Défense de Russie, le groupe Wagner. Ce groupe s‘immisce dans les gouvernements africains dans l’optique de résister à l’influence occidentale dont Paris est la représentante. À cet égard, il cherche à servir les intérêts à la fois économiques et militaires de Moscou. La Russie s’est hissée au premier rang mondial des pays exportateurs de blé. Selon le rapport de FranceAgriMer de 2023, l’exportation annuelle de la République moscovite en 2023 s’élève à 46,8 millions de tonnes3. L’Afrique est tiraillée par un affrontement tacite qui la déchire et s’apparente à une guerre d’influence. Le marché céréalier est l’une des facettes de ce combat qui oppose la Russie à la France. Dès lors, il s’agit de s’intéresser à comment le commerce céréalier entre la France et l’Afrique s’ancre-t-il dans une dimension géopolitique et se fait-il révélateur de l’influence française affaiblie au profit de la Russie ?
Le commerce céréalier entre l’Afrique et la France est un lien qui s’est tissé en s’appuyant sur un héritage colonial aujourd’hui contesté. La perception du passé colonial s’ancre dans une ambivalence puisqu’elle a permis dans un premier temps l’enlisement de la France et de l’Afrique pour ensuite motiver une rupture avec le gouvernement français. Les rouages du commerce du blé mettent à nu la stratégie de la France qui cherche à maintenir sa puissance sur la scène internationale face à la Russie. Le blé est employé comme une arme diplomatique afin de faire face au gain d’influence de Moscou. De ce fait, la notoriété française dans la sphère céréalière au sein du territoire africain tombe progressivement en désuétude au profit de la Russie. Il existe une corrélation entre le retrait des forces françaises sur le territoire et l’affaiblissement du commerce du blé.
Afin de comprendre l’attachement de la France à l’Afrique, il est nécessaire de revenir sur l’histoire de ce partenariat commercial. « La France est l’un des principaux partenaires économiques du continent »5. Depuis le processus de décolonisation, la France s’est positionnée comme le principal exportateur de blé vers l’Afrique. Les liens commerciaux se sont consolidés en parallèle de la présence militaire française qui diminue aujourd’hui.
Dès la guerre froide, la France se préoccupe de son influence dans la région africaine au risque que celle-ci passe sous l’égide du bloc soviétique ou américain. De ce fait, elle délivre un soutien économique aux pays autrefois colonisés6. Les liens qui se sont renforcés lors de cette période, sont institués dès la chute du mur de Berlin et la politique de François Mitterrand, alignée à la doctrine Balludur, révèle cette normalisation du rapport bilatéral qui consolide la présence française sur ce continent. Mais les attentats de 2001 renforcent une préoccupation aiguë de la part de la communauté internationale envers le continent. À cela s’ajoute l’attirance des États-Unis et de la Chine pour les ressources africaines ce qui conduit la politique française à renforcer ses mesures7. Le gouvernement français souhaite s’ancrer dans la durée afin de s’imposer sur le continent et faire face aux grandes puissances telles que les États-Unis et par la suite la Russie et la Chine. Il semblerait que l’exemple de l’Algérie illustre parfaitement les conflits d’intérêts entre les États-Unis et la France après son indépendance. Le commerce céréalier serait un terrain d’affrontements au sein du conflit d’influence qui oppose ces deux puissances occidentales. En juin 1985, le journal El Moudjahid8 publie un article dans lequel il fait part de son désarroi face à cette dispute qui, sous couvert d’un geste altruiste, n’est en réalité qu’une dispute diplomatique « mais ce qui nous choque, c’est cette propension de certains a vouloir toujours prétendre, plus de vingt ans après la reconquête de notre indépendance, que l’Algérie est leur « chasse gardée » »9. Cet extrait sous-entend l’enlisement commercial de la France depuis l’indépendance de l’Algérie dans l’optique de protéger ses intérêts. Il s’agit bien d’une liaison profonde entre les échanges commerciaux céréaliers et la sphère diplomatique.
Le partenariat commercial s’ancre dans une logique systémique et révèle un mécanisme d’alliance outre que commercial. De ce fait, il existe une corrélation entre le partenariat commercial avec l’Afrique et la présence militaire sur le continent. La France joue encore un rôle de puissance militaire en Afrique avec laquelle elle a su lier des accords de coopération militaire ou de défense. Il s’agit d’une des facettes de la politique mise en place lors des indépendances africaines dans les années 1960. L’objectif est de préserver les intérêts économiques de l’ancienne métropole et de maintenir les pays africains dans la sphère d’influence occidentale dans un contexte de guerre froide. Aujourd’hui, il s’agit d’utiliser l’argument de la guerre contre le terrorisme pour justifier la présence française en Afrique. La France s’introduit dans le commerce en Afrique en s’appuyant sur un héritage colonial qui lui a permis de s’imposer face aux autres pays exportateurs. Le partenariat commercial est d’autant plus solide puisque « l’Afrique, c’est aussi le continent où vivent plus d’un million de Français dans nos régions et départements de Mayotte et de la Réunion, sans oublier nos 130 000 compatriotes qui résident dans des pays d’Afrique subsaharienne. »10
Les liens se sont forgés par le prisme d’un héritage historique conséquent et ils perdurent du fait des intérêts de la France et du continent africain qui convergent au sein du commerce céréalier.
Il s’agit d’un terrain d’exportation pour l’économie française qui assure un équilibre dans l’économie nationale. Les exportations céréalières de la France sont primordiales pour l’équilibre commercial ce qui explique le fait que la baisse du coût des céréales porte préjudice aux producteurs français. La donation d’une partie de la production russe par Moscou bouleverse l’équilibre évoqué. En l’occurrence, l’Afrique subsaharienne demeure un partenaire commercial important même si cette région représente seulement 2% du commerce extérieur de la France en 2022. Le partenariat commercial s’applique également pour les flux d’importations, de l’Afrique vers la France. Il s’agit de 11% des importations françaises d’hydrocarbure en 202211. Il s’agit pour la Russie d’un point d’attaque économique qui vient perturber le système commercial dont la France est la principale actrice. À cet égard, Éric Thirouin, Président de l’Association générale des producteurs de blé explique à l’AFP que « l'OMC est devenue beaucoup moins active et la mondialisation s'est fragmentée tandis que la Russie est devenue beaucoup plus active sur la scène internationale en promettant par exemple de livrer gratuitement des céréales à six pays africains »12.
En ce qui concerne l’Afrique, la consommation de céréales engendre une dépendance alimentaire auprès des pays producteurs ce qui contribue à une relative insécurité qui fluctue en fonction du climat géopolitique. Le continent africain, notamment la région du Sahel et du Golfe de Guinée, souffre de carences en termes d’apports alimentaires. La production de céréales ne cesse de décroitre au Sahel. Selon le ministère de l’Économie « la production céréalière par habitant est en baisse de 2% par rapport à la moyenne des 5 dernières années »13. Par conséquent, le prix des céréales subit une augmentation, il s’agit d’une « hausse de 25 à 40% comparativement à la moyenne des 5 dernières années ».
La demande croissante de blé sur le continent trouve la raison dans une stratégie appliquée par les États Unis depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Il s’agit de l’occidentalisation du régime alimentaire qui implique une consommation importante de cette céréale bien qu’elle ne soit que faiblement cultivée en Afrique du fait du climat exigeant requis.
Certaines initiatives tentent de trouver des alternatives au blé en substituant celui-ci par des céréales locales comme le mil et le sorgho. Il s’agit de réévaluer le modèle alimentaire en réformant un régime occidentalisé afin de s’émanciper des importations14. Néanmoins, selon un rapport réalisé par Ecofin15, le blé reste la deuxième céréale la plus consommée en Afrique et la consommation de cette région représente 10% de celle mondiale. Sa place dans les enjeux diplomatiques et géopolitiques est tout autant importante que l’or noir bien que le blé soit moins médiatisé que le pétrole. Le commerce céréalier qui lie le continent africain et le territoire français s’apparente de facto à un levier de puissance. Le caractère stratégique de cette céréale s’explique par la manière dont les régimes alimentaires se sont alignés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans La grande transformation de l’agriculture, Gilles Allaire et Robert Boyer mettent en lumière ce processus d’alignement dans le cadre d’un système capitaliste. Ils s’appuient sur la théorie de food regime élaborée par Harriet Friedman et Philip McMichael dans laquelle ils cherchent à identifier le lien entre l’agriculture et le développement de l’économie capitaliste dans une perspective historique. Le food regime « relie les relations internationales de production et de consommation alimentaires aux formes d'accumulation en distinguant largement les périodes d'accumulation capitaliste »16. Par conséquent, le régime alimentaire mondial est dicté par des stratégies commerciales et agricoles dirigées par l’État qui cherche à propager ce modèle à l’international. Le système alimentaire qui s’est imposé au début de la guerre froide est celui promu par les États-Unis par le prisme du programme General Agreement on Tariffs and Trade17 (GATT) en excluant les produits différents. Il s’agit d’un processus de régulation du programme agricole dont les céréales sont l’épicentre de cette stratégie. Les pays producteurs de blé exportent vers les pays en développement ou du « tiers monde » au sein desquels la consommation de blé n’était pas introduite dans les régimes alimentaires comme en Afrique subsaharienne. Dès lors, ce changement progressif fondé sur le blé implique la forte dépendance de ces pays importateurs.
L’importation de blé assure dorénavant la stabilité sociale sur le continent puisque cette céréale est devenue indispensable dans le régime alimentaire, d’où sa centralité dans les enjeux géopolitiques. Les pays exportateurs peuvent instrumentaliser cette céréale afin de tisser des liens, d’autant plus que l’achat de céréales dépend pour beaucoup de pays d’Afrique du Nord d’agences étatiques. Ces dernières ont pour fonction la gestion des achats de blé sur les marchés internationaux ce qui révèle le lien étroit entre le blé et la géopolitique. Ce mécanisme n’est pas présent dans la majorité des pays du monde mais il est particulièrement institué dans la région du Nord de l’Afrique. Le commerce céréalier y est institutionnalisé. Bien que l’Afrique ne représente que 6% de la population mondiale, l’intégralité du continent draine le tiers des achats mondiaux de blé18. Le blé est une céréale intrinsèquement liée à une stratégie diplomatique, particulièrement en Afrique du Nord et au Moyen Orient et figure comme un élément de puissance en géopolitique puisqu’elle permet de faire la démonstration de force face à la Russie.
Le blé s’apparente à une arme diplomatique prisée face à l’avancée de la Russie en Afrique. Celui-ci révèle un affrontement qui s’incorpore dans une guerre d’influence opposant la Russie à la France. « La faim est au cœur des négociations de commerce international »19. Moscou cherche à s’imposer sur la scène internationale dans le contexte de la guerre en Ukraine en s’appuyant sur ses exportations de blé. Le fait que la Russie soit le premier exportateur mondial de blé depuis 2016 implique son attractivité auprès des États africains. Ses exportations représentent 20% de l’intégralité des exportations mondiales20. La Russie produit 80 millions de tonnes de blé par an, ce qui équivaut à presque 12% de la production mondiale21. L’importance de l’exportation de la production en blé russe ne peut être contrée par aucun autre pays. La Chine, qui est au premier rang dans la production de blé, refuse d’exporter ses céréales, tandis que la France est limitée par sa taille. Bien qu’elle puisse augmenter ses rendements, elle ne pourra dépasser la Russie qui est en plein essor. Cette dernière orchestre le commerce céréalier mondial grâce à des prix régressifs si l’on compare avec ceux de la France. L’Égypte figure comme étant le premier acheteur de blé russe avec 13 millions de tonnes de blé par an22. L’importance du blé dans le régime alimentaire égyptien est illustrée par la crise du pain en 2010 qui révèle la suprématie du blé russe sur ce territoire23. Quant au Maroc, son principal partenaire commercial demeure la France bien que ce royaume se voit contraint de se tourner vers la Russie afin de répondre proprement à la demande interne. L’Algérie est également un importateur non négligeable. Moscou étend son influence sur les pays du Sud de la Méditerranée et ne se limite pas à l’exportation de produits agricoles. Car, ce gain de notoriété est aussi dû à des investissements dans des infrastructures portuaires et de silos. Aujourd’hui, aucun autre pays producteur de blé n’est dans la capacité de se mesurer à la Russie. Cette dernière poursuit ses investissements dans l’optique d’augmenter davantage ses rendements. Ses performances en production de blé ne cessent de grandir et pourront par la suite, permettre la conquête de nouveaux marchés. Il s’avère que la France chercherait à renforcer sa compétitivité en baissant le prix des céréales24 et s’initie à la concurrence grâce à la proposition de prix égale à celle de Moscou25.
Il s’agit d’une guerre d’influence qui oppose deux États producteurs et exportateurs de céréales. L’Algérie, qui est un des premiers importateurs de blé, en est un exemple pertinent. La volonté de commercer davantage avec la Russie qu’avec la France met à nu un système d’alliance diplomatique. Le commerce du blé ne demeure pas qu’une simple marchandisation mais un moyen de construire des alliances. Il s’agit d’un soft power26 russe qui prend la forme d’exportations de blé afin d’entretenir un lien avec l’Afrique. Cette collaboration permet à certains pays africains de diversifier leurs importations et de s’émanciper d’une dépendance unilatérale. Le gouvernement russe cherche à mettre en avant le commerce mis en place avec la Syrie de Bachar El Assad et souligne, dès lors, la préservation d’une souveraineté économique.
L’Afrique est déchirée par une guerre d’influence dont la facette commerciale a été évoquée. Mais cet affrontement inclut une dimension militaire puisqu’il est observé une corrélation entre le partenariat économique et la présence militaire. En ce qui concerne la présence russe, ce dernier aspect est régi par le groupe paramilitaire Wagner. Le groupe s’appuie en partie sur l’argument de l’échec de la lutte contre le terrorisme afin de discréditer la présence de la France. De ce fait, le recul de l’influence française sur le territoire s’illustre par le retrait progressif des forces françaises. Il existe donc une corrélation entre le retrait des forces françaises en Afrique et l’affaiblissement du commerce céréalier. En proposant une aide militaire, la Russie crée un lien qui ouvre la voie à une coopération commerciale. Il s’agit d’une logique endogène qui permet à Moscou d’assoir sa notoriété. La carte ci-contre révèle la liste des États dont le gouvernement prend appui sur l’aide militaire proposée par la Russie. Toutefois, la propagation de l’influence moscovite prend aussi d’autres formes. Elle peut s’apparenter à des investissements dans des infrastructures agricoles ou énergétiques, ce qui incite à la coopération de certains États africains. En 2015, le Premier ministre russe Dimitri Medvedev évoque à Alger son intention d’associer le commerce céréalier au domaine de l’armement. Il s’agit de s’immiscer dans la sphère militaire par la porte du commerce céréalier. Le partenariat commercial est une ouverture vers une collaboration multidimensionnelle entre l’Algérie et la Russie. La désuétude dans laquelle tombe la présence française s’explique par le fait que les pays ont tendance à se tourner plus facilement vers la Russie notamment du fait de ses propositions en termes d’aide militaires plus importantes. En sus, la politique pragmatique de Vladimir Poutine a cherché à consolider le système agricole, et notamment celui qui se focalise sur le blé. L’attractivité des exportations en blé russe séduit un certain nombre de pays d’Afrique tels que l’Égypte et l’Algérie. Le partenariat entre plusieurs pays d’Afrique et la France, qui s’est épanoui dans les années 1960, est aujourd’hui erroné par la présence russe sur le continent africain qui cherche à s’imposer non seulement par la vente d’arme et de service de sécurité, mais aussi par le commerce.
Il est évident que la guerre russo-ukrainienne n’est pas sans conséquence quant à la sécurité alimentaire. Elle est révélatrice d’un système mondialisé qui repose sur l’interdépendance des pays importateurs et exportateurs. La Russie et l’Ukraine s’imposent comme les greniers de différentes denrées. Selon le ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, les deux États représentent à eux seuls « 30% des exportations mondiales de blé »27. L’Ukraine produit 30 millions de tonnes par an, soit 4% de la production mondiale et ses exportations représentent 12% du total mondial28.
La République moscovite mène sur le continent africain des offensives diplomatiques et économiques assumées depuis plusieurs années. À cet égard, la Russie a organisé à Saint-Petersbourg un sommet Russie-Afrique en juillet 2023. À l’issue de cette rencontre, une déclaration commune a été adoptée : elle prévoit une coopération accrue dans les domaines de l’approvisionnement alimentaire, de l’énergie et de l’aide au développement. Moscou s’engage à livrer gratuitement des céréales à six pays africains. Dans son discours d’ouverture du sommet Russie-Afrique, Vladimir Poutine annonçait que son pays pourra « dans les mois qui viennent, nous serons en mesure d'assurer des livraisons gratuites de 25 à 50 000 tonnes de céréales au Burkina Faso, au Zimbabwe, au Mali, à la Somalie, à la République centrafricaine et à l'Érythrée »29. La guerre d’influence qui oppose la Russie à la France, et par extension l’Occident, est étroitement liée à la guerre en Ukraine puisque les sanctions imposées à Moscou depuis l’invasion de l’Ukraine font que le Kremlin est constamment à la recherche de partenaires commerciaux. L’intégralité du continent africain n’est pas concernée par ce déchirement, car chaque État se voit être dépendant des importations à des degrés différents. Il est nécessaire de se dégager de conclusions hâtives selon lesquelles, l’Afrique intégrale vit sous l’égide des importations. Les principales régions concernées sont notamment le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Une distinction doit être établie entre l’Afrique du Nord qui est fortement dépendante du blé importé d’Ukraine et de Russie30, tandis que l’Afrique subsaharienne est orientée vers une consommation de céréales locales (mil, sorgho) bien que le pain reste un aliment central dans les espaces urbains31.
En sus de la distribution d’armes dans certains pays d’Afrique, la Russie promet de maintenir un approvisionnement stable en céréales et autres produits agricoles sur le continent. Cette guerre d’influence se joue sur le terrain commercial et alimentaire. La Russie pointe du doigt le rôle des Occidentaux, notamment de la France, dans les difficultés d’acheminement de céréales en Afrique depuis l’Ukraine. Or, en septembre 2022, Paris et Berlin s’engagent à aider l’acheminement de blé offert à la Somalie et à l’Éthiopie par l’Ukraine. Il s’agit des « corridors de solidarité » européens mis en place dans l’optique de contrer la crise alimentaire liée à la guerre russo-ukrainienne32. Cette stratégie est au cœur de la mission Food and Agriculture Résilience Mission qui se veut renforcer une résilience dans la fragilité des échanges commerciaux alimentaires33.
La notoriété de la France sur le continent africain est déstabilisée par la présence russe qui perturbe cette relative stabilité à travers la présence du groupe Wagner et des propositions commerciales parfois plus avantageuses. La Russie cherche à compenser les sanctions imposées par l’Occident depuis le début de la guerre tandis que la France tente de maintenir sa position de puissance en s’appuyant sur sa présence au sein d’un continent en essor, qui regorge de ressources naturelles prisées.
L’héritage colonial, qui est le fondement des relations franco-africaines, serait aujourd’hui source de tension vivifiée par la présence russe. Le passé colonial, qui a permis la consolidation d’un partenariat commercial entre la France et une partie de l’Afrique, s’avère être aujourd’hui un motif de critique mobilisé dans la propagande russe sur le continent. Il s’agit d’un souvenir douloureux que le groupe Wagner met en lumière afin de discréditer l’influence française. Cette organisation travaille avec le gouvernement russe et dépend du ministère de la Défense en Russie.
Les accusations envers la France concernent l’échec constaté dans la lutte contre le terrorisme au Mali sont révélatrices de la volonté de construire un partenariat auprès de la Russie par le prisme du groupe Wagner. Cette stratégie menée par la Russie s’appuie sur une campagne de propagande renforcée qui a pour ligne de mir la dénonciation d’une politique néocolonialiste menée par la France, ce qui vivifie le sentiment antifrançais.
L’Internet Research Agency (IRA), dont l’ancien propriétaire est Prigojine, est une usine de propagande et de désinformation sur internet contrôlée par le groupe paramilitaire Wagner. Il s’agit de deux organisations qui fonctionnent ensemble, l’une entretient une guerre de l’information sur internet et planifie des opérations psychologiques, tandis que l’autre mène des opérations armées. L’objectif est de raviver un sentiment de rancœur envers la présence française et de rappeler un souvenir colonial afin de réduire l’influence de la France en Afrique. Cette campagne de propagande s’appuie sur la fabrication de faux médias qui mettent en avant une image erronée de l’Occident. Il s’agit d’un réel combat sur les réseaux sociaux. La présence militaire française en Afrique étant de plus en plus contestée, le ministère des Armées dénonce une campagne de désinformation massive menée par la Russie. La vidéo sous forme de dessin animé est un parfait exemple de la propagande dirigée par le groupe Wagner. Sur cette animation, la France est représentée sous les traits d’un rat qui pille un Africain. Le groupe Wagner apparaît comme étant le défenseur des intérêts de l’Afrique, en l’occurrence de la République centrafricaine. La popularité du groupe Wagner s’explique par une nouvelle forme de guerre dont le terrain d’affrontements privilégié est les réseaux sociaux. Internet s’incarne comme une arme de désinformation massive orchestrée par cette milice russe. Dans la même logique, en décembre 2022, l’ambassade de Russie a exprimé son soutien aux pays d’Afrique en utilisant l’argument selon lequel la Russie n’a jamais colonisé l’Afrique à la différence d’autres pays occidentaux : « Russia was among the few world powers that neither had colonies in Africa or elsewhere nor participated in slave trade throughout its history. Russia helped, in every possible way, the peoples of the African continent to attain their freedom and sovereignty »34. Vladimir Poutine soutient l’idée selon laquelle l’insécurité alimentaire dont souffre l’Afrique revient à la responsabilité de l’Occident qui perturbe les approvisionnements en guise de sanction envers Moscou. La stratégie médiatique russe met en avant des opinions qui discréditent la présence française et déchire l’Afrique.
Le blé s’avère être un outil de puissance qui permet à la Russie et la France de gagner en notoriété sur le continent africain. Au vu de l’hyperdépendance de l’Afrique pour les importations céréalières, le commerce de denrée se hisse au cœur des préoccupations de la communauté internationale. Il s’agit d’une inquiétude partagée entre la sécurité alimentaire et les intérêts des occidentaux sur ce continent. Il ne s’agit pas d’une simple marchandisation mais d’une réelle problématique diplomatique au sujet de cette denrée. Bien qu’il soit moins évalué par les médias que l’or noir, le blé attire l’attention. Le pragmatisme dont témoigne Vladimir Poutine met l’accent sur l’importance de l’agriculture dans un contexte de guerre. L’Afrique incarne un nouveau terrain d’affrontements au sein duquel le groupe de mercenaires parvient à tisser sa toile. Dès lors, cette notoriété grandissante sur le plan militaire et commercial se consolide au détriment des forces françaises qui reculent.
À la propagation de l’influence russe sur le continent s’ajoute celle de Chine qui se tourne vers une stratégie différente. Pékin ne déploie pas des forces militaires ou n’exporte pas de produits agricoles mais industriels et se concentre sur les investissements. Cette stratégie d’investissement s’avère être un second levier d’influence sur le continent. De ce fait, les chantiers d’infrastructures semblent être un instrument de notoriété en Afrique.