8/9/2024
Il y a un an, le 23 juin 2023, Evgueni Prigojine lançait sa « marche de la justice » [1] en direction de Moscou, accompagné par près de 5 000 paramilitaires du Groupe Wagner. Apogée d’un conflit de longue date entre Prigojine et le ministère de la Défense de la Fédération de Russie, ce vol de l’aigle n’aura finalement duré qu’un jour. Arrivé à Lipetsk, à quelques 300 kilomètres de la capitale, Prigojine a finalement ordonné à ses troupes de faire demi-tour, après une médiation opérée par le Belarus. La suite est connue : le Groupe Wagner quitte le territoire russe et Evgueni Prigojine trouve la mort le 23 août, avec plusieurs autres cadres de Wagner. Mais qu’est-il advenu du Groupe Wagner et de ses troupes, alors présentes en Ukraine, au Belarus, en Syrie et dans plusieurs pays africains ? Cet article se penchera sur l’intégration du Groupe Wagner au sein de l’appareil militaire russe, ainsi que sur les organisations qui lui ont succédé et leurs activités.
Il convient de revenir brièvement sur les coulisses de cette marche sur Moscou. Celle-ci trouve son origine dans le conflit opposant Evgueni Prigojine au ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, au sujet de la conduite de la guerre. Bénéficiant de ses propres canaux de communication, Prigogine s’en prenait à l’état-major, en s’adressant directement aux Russes. Après plusieurs heurts entre les troupes régulières et les paramilitaires, le ministère de la Défense ordonna à l’ensemble des paramilitaires de signer des contrats au sein de l’armée russe le 13 juin. Il s’agissait de reprendre la main sur les mercenaires de Wagner, qui entretenaient une relation quasi-personnelle avec Prigojine, et de limiter l’influence politique de ce dernier. Pour Wagner, la situation nécessitait une « révolte existentielle » afin de préserver son autonomie.
Au lieu d’affaiblir le gouvernement, cette rébellion lui permit de se ressaisir et de consolider sa mainmise sur l’ensemble des sociétés militaires privées (SMP) russes [2]. Si l’exil de Prigojine a rendu possible l’intégration des paramilitaires présents en Ukraine, c’est le vide laissé par sa mort qui permit au gouvernement d’entamer le démantèlement de l’organisation. Par un décret publié le 25 août, Poutine demanda aux mercenaires de jurer fidélité à l’Etat [3]. Les termes utilisés dans ce texte sont révélateurs : les SMP n’étant pas officiellement légales en Russie, il est ici question de « détachements volontaires ». Dans les faits, ces SMP sont autorisées, étant toutes liées à l’Etat russe et permettant à celui-ci de protéger ses intérêts politiques et économiques indirectement, s’appuyant sur le « déni plausible » de son intervention. Dans l’ère post-Wagner, les SMP sont encore essentielles pour le Kremlin, mais l’autonomie stratégique n’est plus permise ; en neutralisant Wagner, l’Etat supprime la clé de voûte d’une « nébuleuse » des SMP russes, les faisant passer sous son contrôle [4].
En l’absence d’un successeur à Prigojine, la division du Groupe est actée, afin d’éviter une concentration du pouvoir et garder le contrôle sur les anciens cadres de Wagner, tout en renforçant d’autres organisations paramilitaires. Cette réorganisation se fait notamment dans le cadre d’une nouvelle politique étrangère vis-à-vis des partenaires africains de la Russie, reprenant le contrôle sur les activités lucratives de Wagner [5].
Groupe Wagner – branche européenne.
La question du maintien de Wagner en tant qu’entité autonome au sein des forces armées russes s’est posée rapidement après la mort de Prigojine. Le nom « Wagner » est non seulement apprécié des Russes et des partenaires africains, c’est aussi une « marque » d’influence, qui permet de remplir les rangs de l’armée en pleine guerre contre l’Ukraine, grande priorité du Kremlin. Après la prise en charge des paramilitaires au Belarus et en Ukraine par Andreï « Sedov » Trochev, ancien commandant de Wagner, il a été décidé de l’intégration du Groupe Wagner, sous la forme de trois brigades de plusieurs milliers d’hommes (15e, 16e et 17e), au sein de la Garde nationale en octobre 2023 [6]. Depuis 2016, celle-ci constitue le principal organe de sécurité intérieure du pays, sous le commandement direct du président russe. Directement engagée dans la guerre, celle-ci peut former ses propres bataillons indépendamment des forces armées et recrutait déjà des vétérans du Groupe Wagner.
Un accord aurait été trouvé avec la Garde, qui aurait accordé au Groupe Wagner un certain degré d’autonomie sous le commandement de Pavel Prigojine et d’Anton « Lotus » Yelizarov, également ancien cadre du groupe. Dans une vidéo publiée en février 2024, ce dernier présentait le nouveau camp du groupe, installé sur une base de la Garde nationale à Kazaki Lageri, au nord de Rostov-sur-le-Don. Ses missions : développer considérablement les effectifs et entraîner le 1er Corps de Volontaires. Depuis, plusieurs sources indiquent que le camp aurait été abandonné et les troupes de Wagner dispersées au sein d’autres unités de la Garde nationale, après l’échec de Yelizarov à renouveler ses effectifs [7].
Dans le même temps, entre plusieurs centaines et trois-mille combattants de Wagner se sont également engagés au sein des forces spéciales tchétchènes « Akhmat », nominalement intégrées à la Garde nationale mais sous le commandement effectif du 2e Corps d’Armée [8].
Groupe Wagner – branche centrafricaine.
À la veille de la rébellion de Prigojine, le Groupe Wagner comptait 5 000 soldats en Afrique, en Libye, au Soudan, au Mali et en République Centrafricaine. L’Afrique représentait le principal terrain d’opérations de Wagner et devait en être le seul, loin du massacre de Bakhmout, comme semble le confirmer le dernier voyage à l’étranger de Prigojine, en Libye.
Aujourd’hui, le Groupe Wagner n’opère sous ce nom qu’en Centrafrique, pays au cœur du « projet africain ». Premier point d’ancrage depuis son arrivée en 2017, la Centrafrique était en proie à une guerre civile quand Wagner proposa son aide clandestinement. En échange d’un accès aux ressources naturelles du pays et de l’implantation d’entreprises russes, Wagner proposait un soutien militaire et politique décisif au président Touadéra : protection présidentielle, instructeurs militaires, soutien médiatique et logistique.
L’opération était supervisée par Dimitri Sytyi, directeur d’un centre culturel russe à Bangui et homme de confiance de Prigojine [9]. Celui-ci est toujours sur place ; si Touadéra a affirmé que son partenaire est d’abord la Russie et non Wagner, celui-ci a insisté pour travailler avec Sytyi, francophone et apprécié des médias locaux. Cela traduirait également un souhait de ne pas brusquer le bon fonctionnement des opérations de sécurité et que les objectifs de Wagner (partenariats économiques, remise en cause des liens avec l’Occident) coïncident avec la nouvelle stratégie africaine voulue par Moscou.
L’Africa Corps, nouveau projet du GRU.
Parallèlement aux tentatives de Prigojine de relocaliser Wagner en Afrique, le ministère de la Défense demanda aux partenaires africains de Wagner de s’engager auprès de groupes paramilitaires contrôlés par la Russie. En août 2023, le vice-ministre de la Défense Yunus-Bek Yevkurov entama ainsi une tournée africaine en compagnie du général du renseignement militaire (GRU) Andreï Averyanov, commandant du service d’action du GRU. Celui-ci devait prendre la tête d’une nouvelle structure : « Africa Corps » (AC), dont le communiqué de création annonce pour objectif « la réalisation des intérêts géopolitiques russes » en Afrique, contre l’influence occidentale [10].
Ce même communiqué évoque un commandement issu de plusieurs groupes présents en Afrique, dont la SMP « Redut », qui dépend directement du GRU. Façade utilisée par le GRU pour une trentaine d’unités opérant en Ukraine comme en Afrique, elle avait notamment intégré en son sein le corps syrien de Wagner, en novembre 2023 [11]. La création de l’Africa Corps traduit une approche directe et volontaire du Kremlin vis-à-vis des partenariats sécuritaires et militaires avec l’Afrique, en faisant passer les troupes de Wagner dans la région sous la coupe du GRU. Des liens avec les ex-unités de Wagner en Europe sont maintenus, avec la possibilité d’un transfert vers l’AC pour les mercenaires terminant leur contrat avec la Garde nationale [12].
Basé sur la base d’Al Joufra en Libye, l’Africa Corps est déployé au Burkina Faso dès janvier 2024, avec un effectif initial de 100 hommes [13]. Reprenant les opérations de Wagner dans la région, l’AC vise explicitement les pays de l’Alliance des Etats du Sahel, profitant du départ de la France et de la menace terroriste djihadiste. L’AC s’est notamment imposée au Niger, avec l’arrivée de 100 paramilitaires sur la base de Niamey le 10 avril 2024, abandonnée par les Américains en cours de repli du pays. Ceux-ci sont encore présents sur la base d’Agadez, également visée par l’AC [14]. Le rôle de la Libye dans ce déploiement est critique : elle sert de hub logistique et de transit aux opérations vers le Sahel, faisant la liaison avec les bases russes en Syrie. Entre février et avril 2024, il y aurait plusieurs milliers de nouveaux arrivants sur les bases de l’AC, à destination du Sahel [15].
Il est fort probable que l’Africa Corps étende ses opérations à d’autres pays nécessitant une assistance militaire. Parmi ceux-ci, le Tchad et la République démocratique du Congo (RDC) figurent parmi les pistes les plus probables. Au cœur de la zone où l’AC opère, le Tchad poursuit sa coopération avec la France et les Etats-Unis, mais certains Tchadiens appellent à rallier la Russie. Le 6 mai 2024, jour d’élections, l’agent d’influence proche de Wagner Maksim Shugaley s’est présenté à Ndjamena pour soutenir le président Mahamat Idriss Déby [16]. Une ouverture du Tchad sur la Russie dépendrait nécessairement des relations que le pays entretient avec la France, et une arrivée de l’Africa Corps dans le pays mettrait à risque les éléments français au Tchad présents sur la base de Ndjamena. Quant à la RDC, celle-ci peine à confronter le Mouvement du 23-Mars, dans la région du Nord-Kivu. Avec une opinion publique largement ouverte à une intervention des mercenaires pour repousser les rebelles, il est possible que Kinshasa fasse appel à l’Africa Corps [17].
L’African Initiative, agence d’influence post-Wagner.
Nous avons abordé la dimension militaire et sécuritaire du Groupe Wagner, mais qu’en est-il de ses opérations d’influence ? Car le Groupe n’était pas qu’un groupe paramilitaire : il s’agissait aussi d’un agent d’influence, opérant sur une région plus vaste, allant du Nigéria à l’Afrique du Sud, en passant par la Côte d’Ivoire et le Cameroun.
Fondée en septembre 2023 à partir des organes de presse de Wagner, l’agence « African Initiative » est vouée à « informer le public russe des nombreuses opportunités qui s’offrent à la Russie en Afrique, […] de l’héritage néocolonial contre lequel les pays africains luttent depuis des décennies, des activités de nos militaires » et à « ouvrir la Russie à nos partenaires en Afrique, leur parler des possibilités offertes par notre pays » [18]. L’agence de presse communique en russe, en français, en anglais et en arabe et travaille en partenariat avec des centres culturels locaux à promouvoir l’image de la Russie en Afrique, reprenant le travail de rapprochement culturel entamé en Centrafrique par Dimitri Sytyi.
African Initiative fait aussi office d’agence de désinformation, par la promotion de discours favorables à la Russie et accentuant le sentiment anti-français dans la région, notamment sur les réseaux sociaux. L’agence commente ainsi les « méfaits » des pays occidentaux en Afrique : le président ivoirien Alassane Ouattara aurait été « porté au pouvoir par les forces spéciales françaises » [19], les médecins zambiens formés en France « ne connaissent pas les bases de la médecine » [20], et les Etats-Unis déplaceraient « des recherches biologiques inachevées de l’Ukraine vers l’Afrique » [21]. L’Agence joue du discours anticolonial et de l’héritage soviétique en Afrique, via l’identification faite par les lecteurs entre URSS et Russie, afin de promouvoir des théories du complot et des narratives favorisant un rapprochement stratégique avec la Russie, là où le Groupe Wagner s’en servait pour développer ses activités lucratives.
La chute fulgurante du Groupe Wagner a permis au Kremlin d'accroître ses moyens d’influence et de déstabilisation à l’étranger, avec un recentrage de son action vers l’Afrique. Sous la mainmise des services gouvernementaux, le Groupe Wagner y est scindé en deux entités, correspondant à ses deux anciens rôles en tant que force militaire et agent d’influence. Il n’est pas possible de dire, comme certains l’ont suggéré, que le Groupe Wagner existe toujours à travers l’Africa Corps. Son démantèlement, avec la perte de ses composantes en Europe et en Syrie, le changement de ses missions, la dispersion de ses hommes : tout indique que seule la mémoire de Wagner subsiste et que la galaxie des SMP russes est entrée dans une ère « post-Wagner », bien plus étroitement contrôlée par le Kremlin.