7/10/2024
Les facteurs sous-jacents à la crise démocratique dans l'Union Européenne.
En 2019 lors de sa campagne pour devenir présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen a déclaré que « Le défi du déficit démocratique en Europe ne peut être ignoré. Nous devons redoubler d'efforts pour rendre les institutions européennes plus transparentes, responsables et inclusives. » Au printemps 2021, la conférence sur l'avenir de l'Europe a été lancée dans le but de répondre à la critique récurrente de « déficit démocratique » portée à l'Union européenne. Les institutions européennes sont accusées de détenir le pouvoir du peuple et d'être incapables de garantir une représentation équitable (1).
Le déficit démocratique, selon Gérard Cornu dans son « Vocabulaire juridique », désigne un manque ou une insuffisance dans le fonctionnement démocratique d'une institution ou d'un système politique. Cela signifie que certaines pratiques ou décisions échappent au contrôle des citoyens ou de leurs représentants élus, ce qui réduit la participation ou l'influence démocratique. Plus concrètement, cela peut renvoyer à un manque de transparence dans les processus décisionnels, un éloignement du contrôle populaire, où les décisions sont prises par des organes non élus ou des bureaucraties, ainsi qu’une faiblesse de la représentation des citoyens dans les instances de pouvoir. Cette notion est souvent utilisée pour critiquer certaines institutions, comme l'Union européenne, où certaines décisions sont perçues comme étant prises sans une légitimité démocratique suffisante.
Le débat autour du déficit démocratique européen a pris une nouvelle dimension avec l'organisation de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, lancée en mai 2021. Cet exercice participatif inédit d’un an a visé à donner la parole aux citoyens européens sur les grandes orientations de l'Union européenne (UE), en leur permettant de soumettre des propositions pour une meilleure intégration démocratique. La Conférence s'est voulue une réponse directe aux critiques sur le manque de transparence et d'influence démocratique, en offrant une plateforme de dialogue citoyen, marquant ainsi une tentative de réduction de ce déficit perçu. Les participants, à travers des panels citoyens et des contributions en ligne, ont été invités à débattre de thèmes clés tels que la gouvernance européenne, les droits fondamentaux, ou encore les défis climatiques et technologiques.
D'un point de vue juridique et politique, la réflexion sur le déficit démocratique européen soulève des questions fondamentales concernant la légitimité démocratique des institutions de l'UE et la manière dont elles sont perçues par les citoyens. La structure institutionnelle de l'UE, complexe et souvent opaque, a conduit à des critiques selon lesquelles les décisions cruciales seraient prises par des organes non élus, tels que la Commission européenne ou le Conseil de l'UE, au détriment d'une réelle participation citoyenne. Le Parlement européen, seule institution élue directement par les citoyens, bien qu'ayant vu ses pouvoirs augmenter au fil des traités, reste souvent perçu comme une institution secondaire par rapport aux organes exécutifs.
Le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas a joué un rôle clé dans la réflexion autour de ces enjeux, notamment en proposant leur modèle de la démocratie délibérative. Selon lui, une véritable démocratie ne se limite pas à l'acte de vote lors des élections, mais repose sur une participation active et continue des citoyens dans le débat public et la formation de la volonté collective. Il prône un espace public européen où les citoyens des différents États membres participeraient activement à l’élaboration des politiques, au-delà des frontières nationales.
En quoi les lacunes institutionnelles de l’Union européenne, marquées par un déficit de légitimité démocratique, expliquent-elles la faible participation électorale et la méfiance croissante des citoyens envers ses élites politiques et technocratiques ? Il semble opportun de commencer par examiner les faiblesses institutionnelles de l'Union européenne, en mettant en lumière leurs origines historiques et leurs répercussions évidentes. En mettant en lumière le déficit de légitimité démocratique, il devient évident comment ces lacunes influencent la participation électorale et suscitent une contestation généralisée quant à l'efficacité et la légitimité des institutions de l'Union européenne (I). Cette crise de légitimité est par ailleurs soutenue par de nombreuses études doctrinales, qui montrent que l'Union est perçue comme étant trop déconnectée des citoyens, ce qui accentue la méfiance envers les élites politiques et technocratiques, y compris celles de l'Union (II). Les résultats de ces observations sont, entre autre, à l'origine de la Conférence sur l'avenir européen.
Il existe de nombreuses raisons au déficit démocratique de l’UE (A). Le manque d'accessibilité ou de représentation du citoyen ordinaire par rapport aux institutions de l'UE en sont les principales. De plus, ce déficit a une influence importante sur la participation aux élections (B). C'est ainsi qu'est apparu un sentiment d'écart entre les pouvoirs de ces institutions et l'incapacité perçue des citoyens à avoir un impact sur les décisions de ces institutions.
Il ne s'agit pas ici de décrire en détail toutes les lacunes de la légitimité démocratique de l'UE, à maintes reprises signalées dans les documents communautaires et soulignées par la doctrine scientifique. L’objectif est plutôt de comprendre d'où provient ce problème afin d’analyser en retour le contexte qui entoure la Conférence et ce qui a servi d'élément déclencheur à cet événement européen.
Selon de nombreux observateurs et acteurs de l'UE, le « manque de démocratie » serait intrinsèquement lié à la construction de l'Union européenne. Ce qui était autrefois présenté comme une critique radicale de l'Europe et de son fonctionnement, soulignant l'illégitimité des décisions prises et réclamant des réformes institutionnelles, est devenu un point de vue défendu par tous ceux qui étudient la question.
Les citoyens des vingt-sept États membres de l'Union européenne sont à l'origine plus enclins à se faire entendre par les votes aux élections européennes que par les assemblées citoyennes ou les plateformes en ligne. Cependant, ils demandent également davantage de démocratie. Selon neuf personnes sur dix, il serait essentiel de prendre davantage en considération la voix des citoyens dans les décisions relatives à l'avenir de l'UE (2). La Conférence sur l'avenir de l'Europe serait donc considérée par une grande majorité comme « un véritable progrès démocratique dans l'UE », avec un enthousiasme presque général en Irlande et une opinion plus nuancée en Lettonie
Dans un contexte marqué par la montée du populisme et de la manipulation de l'information, il est essentiel de placer le citoyen au cœur du processus démocratique. En exploitant le mécontentement et les frustrations des citoyens, les mouvements populistes aggravent ce manque de démocratie en proposant des solutions simplistes et souvent autoritaires. Ils utilisent les faiblesses de la démocratie représentative afin de remettre en question la confiance dans les institutions européennes. La désinformation et les fake news, qui sont de plus en plus répandues, affaiblissent encore plus cette confiance (3).
Le transfert des compétences des États membres vers l'Union européenne aurait dû être accompagnée, au cours des dernières décennies, de la mise en place d'un espace public de débat à l'échelle européenne et d'outils de participation. Bien que certains outils tels que les pétitions, les consultations, ou encore les initiative citoyenne européenne, existent déjà, ces outils ont souvent pour objectif de donner l’illusion d’une participation citoyenne plutôt que d'influencer directement les décisions prises. À titre d’exemple, l'initiative citoyenne européenne "Right2Water", de 2012 qui a récolté plus d'un million de signatures pour garantir l'accès à l'eau potable en tant que droit humain, a eu un impact limité sur les politiques de l'UE. Bien que la Commission européenne ait pris en compte l'initiative, des lobbies représentant des entreprises de l'eau et des intérêts privés ont continué à exercer leur influence sur les politiques, souvent au détriment d'une approche qui prend en considération les préoccupations des citoyens concernant la gestion de l'eau. Un autre exemple est la pétition de 2017 lancée par des groupes écologistes a recueilli plus d'un million de signatures pour interdire l'herbicide glyphosate en Europe. Bien que la pétition ait suscité une certaine attention, les discussions au sein des institutions de l'UE ont été influencées par des lobbies agricoles et chimiques, qui ont réussi à obtenir le renouvellement de l'autorisation de l'herbicide. Même si le Parlement européen a renforcé ses pouvoirs ces dernières années, la question du « déficit démocratique » de l'Union est aujourd'hui plus urgente que jamais (4).
Selon le professeur C. Maubernard, l'Europe est construite politiquement sur des présupposés différents de ceux des États. En adoptant l'approche de la justice de John Rawls, il est possible de tracer les mécanismes fondamentaux de la culture démocratique qui s'infiltre dans l'Union européenne actuelle (5). En dépit de l'accroissement des pouvoirs du Parlement européen, de la création de mécanismes pour mieux répondre aux attentes des citoyens tels que le Médiateur européen, de la transparence renforcée, de l'adoption d'une Charte des droits fondamentaux et de l'intégration de valeurs démocratiques dans les traités, il est opportun de nuancer l’aspect démocratique de l'Union européenne.
En 2019, malgré une légère augmentation du taux de participation aux élections européennes, seulement un peu plus de la moitié des électeurs français se sont rendus aux urnes (6). Ceci marque un profond désintérêt pour les sujets européens, qui sont pourtant également des sujets ayant un impact au niveau national. La situation est encore plus préoccupante dans d'autres pays, comme la Grèce, où le vote est obligatoire mais où moins de 60% des citoyens ont participé aux élections européennes. Les chiffres de l'INSEE montrent que quinze pays européens ont enregistré des taux de participation inférieurs à 50% en 2019 (7).
D’autre part, le Parlement européen peine à représenter efficacement les citoyens européens, principalement en raison du système électoral qui favorise les partis nationaux. Ces derniers, ayant déjà perdu la confiance des citoyens à l'échelle nationale, semblent peu aptes à les représenter efficacement au niveau européen.
Bien que généralement favorables à l'Europe, les citoyens européens se sentent parfois menacés par un système politique complexe et opaque. Ils se sentent davantage impuissants en ce qu'ils ne peuvent changer un gouvernement qu'ils désapprouvent (8).
La tendance à attribuer les problèmes à « Bruxelles » tout en s'appropriant les succès, à ne pas prendre en charge les décisions collectives et à rejeter la responsabilité sur d'autres acteurs s'est révélée tout à fait préjudiciable ces dernières années (9). En accusant fréquemment l'Union, les États ont omis de prendre en compte les lacunes démocratiques au niveau national, pensant ainsi se débarrasser de leur propre impuissance et porter le mécontentement populaire sur l'Union.
Bien que le soutien au projet européen demeure fort, il n'est plus sans conditions. Une majorité des européens voient toujours l'UE comme un rempart de stabilité dans un monde en crise, et une grande partie est favorable aux principes fondamentaux de l'UE. Néanmoins, la confiance des citoyens envers l'UE, tout comme envers les autorités nationales, a diminué. Un tiers seulement des citoyens accordent aujourd'hui leur confiance à l'UE, contre la moitié il y a dix ans (10).
Les traités d'Amsterdam et de Nice, bien que visant à réformer les institutions et à s'adapter aux défis de l'élargissement, n'ont modifié que partiellement la structure de l'Union européenne. Certains aspects du processus décisionnel de l'UE ont été renforcés par les modifications apportées, comme l'extension de la co-décision parlementaire et l'adoption du vote à la majorité qualifiée dans certains domaines. Toutefois, ces réformes ont eu un impact restreint car elles ont laissé sans réponse/ignoré des questions importantes relatives notamment à la complexité des procédures institutionnelles et la participation des citoyens en dehors des élections.
D’autre part, l’absence de légitimité démocratique des institutions européennes n'est pas étonnante. Le Parlement est le seul organe de l'UE à être directement élu au niveau européen. Celui-ci possède bien moins de pouvoir que ses homologues nationaux et son élection, décentralisée, n'engage que peu les électeurs de chaque pays, qui choisissent parmi des partis nationaux en fonction de questions nationales plutôt qu'européennes. De plus, on considère généralement la Commission européenne comme un organisme technocratique et distant.
Le vote est un indicateur clé de la vitalité d'un système démocratique. Alors que la « démocratie d'élection » traditionnelle a perdu en importance, laissant place à des formes plus éclatées comme la « démocratie d'expression », la « démocratie d'implication » ou encore la « démocratie d'intervention », l'analyse du comportement électoral met en évidence une augmentation des pratiques intermittentes entre vote et abstention (11).
L'Union européenne apparaît souvent comme un miroir grossissant des défauts préexistants au sein de ses États membres. En effet, la participation insuffisante aux élections européennes met en lumière une crise plus profonde de la démocratie au niveau national. Dès lors, les critiques se multiplient sur le manque d'écoute des gouvernants envers la volonté du peuple, surtout en période de mécontentement.
Lors des élections européennes de 2024 en France, le taux d'abstention a été de 48,22% (12). Cette abstention, loin d'être seulement le résultat d'un désintérêt, est devenue un outil démocratique à part entière. Elle est parfois alimentée par la sous-médiatisation des débats et des candidats aux élections européennes, ainsi que par la complexité des enjeux européens.
En outre, l’ensemble du processus politique de l’UE demeure encore mal compris, même parmi les responsables politiques les plus familiers avec le fonctionnement européen. Les citoyens des États membres ne comprennent pas pleinement le fonctionnement des institutions de l'UE, les responsabilités de chaque organe et la façon dont ils peuvent influencer les politiques. Ce fonctionnement européen est parfois loin du fonctionnement des instances nationales. Les citoyens européens peuvent alors se sentir déconnectés des processus décisionnels. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui estiment que l’Union est responsable de nombreux dysfonctionnements et qu'elle génère plus de contraintes que de bénéfices.
La méfiance du public est d'autant plus alimentée par les lacunes dans la transparence et la responsabilité des institutions européennes. Les éventuelles affaires de corruption, les décisions confuses et le manque de transparence peuvent renforcer l'idée que les intérêts des citoyens européens ne sont pas au centre des politiques de l'Union européenne. La méfiance entraîne de facto une diminution de la confiance envers les institutions européennes et, par conséquent, une diminution de la participation électorale.
D'autre part, les responsabilités respectives des institutions européennes sont souvent mal définies et les actions positives de l'UE ne sont pas toujours visibles dans la vie quotidienne, en particulier en raison du manque de relais d'informations au niveau local. Le soutien financier de l'UE sur les infrastructures agricoles, de transport ou éducatives n'est pas toujours connu des communautés locales. En outre, les attentes des citoyens sont en décalage avec la capacité de l'UE à y répondre, comme en témoigne le problème persistant du chômage des jeunes où, malgré les initiatives de l'UE, les compétences et les outils demeurent souvent entre les mains des autorités nationales, régionales et locales.
Le traité de Lisbonne en 2012 a instauré l'Initiative citoyenne européenne (ICE), qui semble répondre à ce défi démocratique en offrant aux citoyens la possibilité de participer directement à l'élaboration des politiques européennes. Or, l'utilisation limitée de cette initiative s'explique en grande partie par la complexité de sa procédure, mettant en évidence le défi de rendre la participation citoyenne réellement accessible et performante.
L’euroscepticisme, qui se manifeste à la fois à droite et à gauche de l'échiquier politique, ne se résume pas à une simple opposition à l'Union européenne, mais interroge profondément le projet européen dans son ensemble. Elle entraîne de nombreuses conséquences comme la diminution de la légitimité du Parlement européen, la montée en puissance de partis eurosceptiques ou populistes qui mettent en danger les valeurs de l'Union.
La contestation généralisée de l'efficacité et de la légitimité des institutions de l’Union européenne
Une tendance forte se manifeste dans le paysage politique actuel, celle de la remise en cause systématique de l'efficacité et de la légitimité des institutions de l'Union européenne. La genèse de cette contestation réside dans un sentiment généralisé que l'Union est trop éloignée des préoccupations et des intérêts des citoyens européens (A). La perception de cette distance s'accompagne d'une méfiance croissante envers les élites politiques et technocratiques qui gouvernent ces institutions (B).
L'UE est souvent perçue comme trop éloignée des citoyens pour plusieurs raisons interconnectées. Le fonctionnement de la démocratie européenne n'est pas satisfaisant, selon 44% des Européens interrogés. Il y a donc une crise de confiance dans les institutions, qui s'explique par par une représentation collective dans laquelle la voix des citoyens ne compte pas (52 % des citoyens) mais aussi par le sentiment d'une Union éloignée des citoyens (55 %) ou encore par l'impression d'une Union trop complexe et peu transparente. En effet, seuls 29 % des citoyens européens estiment être bien informés sur l'Union européenne et 34 % estiment que les institutions européennes sont transparentes (13).
Hélène Landemore, professeure de sciences politiques à Yale, souligne que de nombreuses décisions au sein de l'Union européenne sont prises dans des arènes politiques peu transparentes, éloignées du public. Ce manque de visibilité rend difficile pour les citoyens de comprendre qui prend les décisions et quels intérêts sont en jeu, créant un sentiment d'imposition. Les barrières linguistiques, la complexité des processus institutionnels et les pratiques bureaucratiques accentuent cette déconnexion. Avec vingt-sept États membres et vingt-quatre langues officielles, la communication devient compliquée, alimentant des malentendus et un sentiment d'aliénation. Landemore estime que cette opacité nuit à la légitimité démocratique des institutions européennes, car elle engendre méfiance et contestation parmi les citoyens, tandis que les institutions restent passives face à ces problématiques.
Le mode de fonctionnement actuel des institutions européennes soulève des problèmes de lisibilité et de légitimité pour les citoyens. Depuis une décennie, les décisions sur des défis importants ne sont prises que dans des situations d'urgence, limitant ainsi l'espace pour le choix et la responsabilité politiques. En dehors de ces contextes d'urgence, la prise de décision est également restreinte, avec une tendance à privilégier la diplomatie sur la démocratie. Chaque État membre s’appuie sur sa légitimité démocratique, sans qu'il existe une légitimité démocratique européenne pour arbitrer les conflits entre mandats nationaux, ce qui accroît l'euroscepticisme. De plus, les décisions prises à l'unanimité sont souvent adoptées à la hâte et manquent de clarté, avec un Conseil de l'UE où une minorité peut bloquer des accords, rendant les décisions peu soutenues par les membres (14).
Les processus de création et d'adoption des normes au sein de l'Union européenne sont connus pour être complexes, notamment en raison du mécanisme du trilogue. Il s'agit d'un système nécessitant des négociations tripartites entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l'UE, mais qui est souvent laborieux à saisir pour les citoyens, car il n'existe pas nécessairement au niveau national. Le président Macron disait ainsi dans son discours à la Sorbonne en 2017 que « nos débats politiques sont toujours plus compliqués en Europe que dans le reste du monde. Parce que, en quelque sorte, le Sisyphe européen a toujours son intraduisible à rouler » (15). Il est parfois difficile pour les citoyens de comprendre l'implication des États dans l'Union européenne. Bien que les actions de l'UE visent l'intérêt général, la multiplication et la révision des normes peuvent sembler déroutantes. Toutefois, cette complexité est nécessaire pour assurer une application efficace et adaptée des règles en prenant en compte les intérêts variés des États membres. Cela peut rendre le processus obscur pour les citoyens, même si chaque norme résulte d'une réflexion approfondie et d'un effort d'équilibre.
Cependant, d'après C. Möllers (16), professeur de droit à l'université Humboldt à Berlin, les théories démocratiques présentent des lacunes plus profondes. Au sein de l'UE, il n'y a pas de bien commun européen qui puisse soutenir les compromis, ni d'espace public européen (17) pour débattre et critiquer les décisions des conseils de ministres. En outre, l'absence d'un équilibre entre les intérêts entrave la possibilité de parvenir à des compromis légitimes et équilibrés, comme c'est le cas au sein des démocraties nationales. Dans cette situation, Möllers dénonce le fait que les conflits politiques européens ne parviennent pas à se structurer selon un clivage gauche-droite, ce qui restreint la visibilité publique (18). Selon lui, les référendums contre la Constitution européenne sont légitimes, mais il considère que cette dernière aurait pu réduire le déficit démocratique en politisant les conflits (19).
Depuis le début de la construction communautaire, on peut observer cette nécessité de convergence entre les exigences démocratiques européennes et nationales, où les transferts de compétences ont mis en évidence un déséquilibre entre l'augmentation des prérogatives et l'absence de véritable responsabilité politique. Les révisions successives et la renationalisation partielle du droit de l'Union ne font pas disparaître ce déséquilibre (20). Cela accentue l'impression d'un manque de démocratie permanent. Cependant, il serait une erreur de réduire ce déficit à une simple inégalité entre les compétences exercées et la faible responsabilité politique. Le fonctionnement démocratique de l'Union est effectivement affaibli par cette asymétrie, qui empêche de déterminer clairement l'endroit où le pouvoir est exercé.
Selon des critiques, l'Union a un pouvoir excessif qui compromet la liberté politique (21). La transition d'un projet élaboré par des élites politico-diplomatiques dans les années 1950 à un projet réellement adapté et façonné par les citoyens est un aspect négligé de l'intégration européenne. Même si depuis le traité de Maastricht de 1992, les États ont essayé de politiser l'Union en donnant plus de pouvoir au Parlement, en créant des partis politiques européens et en instaurant une citoyenneté européenne, ces tentatives n'ont pas vraiment abouti.
Les politiques européennes peuvent être perçues comme éloignées des préoccupations quotidiennes des citoyens européens. Les choix effectués à l'échelle européenne, fréquemment influencés par des facteurs économiques et géopolitiques complexes, ou même par des lobbyistes, peuvent sembler déconnectés des réalités locales et des besoins des citoyens.
En outre, les citoyens estiment que les personnes désignées pour diriger les institutions œuvrent davantage pour l'Union européenne que pour leur propre pays qui les a nommés. Ceci engendre une disparité dans les priorités. A fortiori, ces technocrates hautement qualifiés sont même critiqués pour être déconnectés de la réalité, privilégiant la théorie à la pratique et perdant de vue l'expérience de ceux qui ne sont pas experts dans le domaine. Ils semblent oublier la réalité du citoyen ordinaire et celle des États membres.
Or, ces critiques ne sont pas récentes, car ces dernières sont aussi exprimées au niveau national, donnant l'impression que les technocrates sont déconnectés de la réalité vécue par le peuple et ne poursuivent que leurs intérêts personnels. Cela souligne les problèmes de l'UE à établir un lien avec ses citoyens. Bien que les institutions aient essayé de se rendre plus accessibles via les réseaux sociaux et les pages dédiées, le scepticisme demeure chez ceux qui ont déjà perdu confiance, renforçant leur désillusion.
Il est crucial de clarifier le leadership politique au sein de l'Union européenne, compte tenu des tensions entre ses institutions et ses États membres. La réalité de la gouvernance européenne est déjà très complexe (22). Le rôle majeur de la Commission européenne dans l'élaboration des politiques européennes, bien qu'il soit destiné à garantir une certaine continuité et une certaine expertise, peut aussi être interprété comme une possession excessive de pouvoir par une élite technocratique non élue. Le Conseil européen quant à lui joue un rôle clé dans l'orientation politique en définissant les grandes orientations stratégiques. Sa présidence tournante facilite le consensus entre les dirigeants nationaux et travaille à la coordination des politiques nationales conformément aux objectifs communs et aux grands événements internationaux (23). Cependant, les crises récentes qui ont frappé l'UE et ses États membres ont amplifié le rôle du Conseil européen, le transformant en principal organe décisionnel au sein de l'UE, lui conférant de facto des pouvoirs législatifs, dépassant les compétences prévues par les traités (24), et remettant en question la viabilité de l'architecture institutionnelle de l'Union.
Le manque de légitimité du pouvoir politique en Europe découle de l'absence d'une gestion politique et responsable, de l'asymétrie des compétences (25), de l'opacité structurelle des institutions et de l'absence d'une Constitution.
L'opacité de la gouvernance européenne, soulignée notamment par Anne Levade (26), et le manque de légitimité du pouvoir politique, dénoncé par Dominique Rousseau (27), sont au cœur des débats. Les citoyens européens ont besoin d'une figure de référence politique, d'une incarnation politique. Cette opacité institutionnelle entrave la mise en œuvre du principe de responsabilité.
En effet, l'absence de transparence nuit au fonctionnement démocratique de l'Union en rendant difficile l'identification du centre réel du pouvoir. Certains responsables politiques nationaux en profitent en attribuant diverses actions à l'Union européenne, à l'Europe, à la Commission ou à Bruxelles. Ce déficit démocratique est ainsi exploité pour faire de l'Union un bouc émissaire pratique. Thierry Chopin partage cette analyse en soulignant qu ' « un pouvoir exécutif collectif, et en réalité fragmenté, n'est pas optimal du point de vue de l'efficacité » (28).
Dans le cadre de l'intégration européenne, les magistrats et technocrates de l'UE jouissent d'une grande autonomie dans divers domaines, tels que la politique économique, les décisions constitutionnelles et la diplomatie économique. Cette délégation de pouvoir n'est pas propre à l'Europe, mais reflète une tendance générale dans les démocraties modernes à préserver l'autonomie des experts face à la pression politique. La méfiance envers les technocrates européens est en partie attribuée au système électoral actuel, basé sur des listes nationales, qui renforce les divisions entre pays et éloigne les citoyens du processus européen. L'idée de listes transnationales pourrait renforcer le sentiment d'appartenance à l'UE, mais elle suscite des inquiétudes sur la représentativité des petits États et la diversité politique. Ce débat reflète les tensions entre une gouvernance efficace et la légitimité démocratique européenne.
1. Céline Spector. La Conférence sur l’avenir de l’Europe : un exercice démocratique ?. Revue des Affaires européennes/Law European & Affairs, 2021, 3, pp.463-471.
2. Anna Lippert, Anne-Lyse Thomine, Avenir de l'UE : la parole est aux citoyens, ARTE, 2021, Disponible jusqu'au 09/05/2025, https://www.arte.tv/fr/videos/100627-048-A/avenir-de-l-ue-la-parole-est-aux-citoyens/
3. Manuel Lafont Rapnouil, Note du CAPS : Conférence sur le Futur de l'Europe (1/2) : Injecter de la démocratie participative à l’échelon européen : quelques pistes en amont de la Conférence, Note Diplomatique (NDI-2020-0003038), Ministère de l'Europe et des Affaires Étrangères, 07 janvier 2020
4. Manuel Lafont Rapnouil, Note du CAPS : Conférence sur le Futur de l'Europe (1/2) : Injecter de la démocratie participative à l’échelon européen : quelques pistes en amont de la Conférence, Note Diplomatique (NDI-2020-0003038), Ministère de l'Europe et des Affaires Étrangères, 07 janvier 2020
5. Christophe Maubernard, La démocratie au sein de l'Union européenne : une démocratie rawlsienne « concrète et procédurale », Revue de l'Union européenne 2021 p.397
6. Parlement européen. "Chiffres définitifs sur le taux de participation aux élections européennes 2019." Salle de presse du Parlement européen, 30 oct. 2019, www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20191029IPR65301/chiffres-definitifs-sur-le-taux-de-participation-aux-elections-europeennes-2019.
7. INSEE. Participation aux élections européennes (données annuelles de 1994 à 2024). 24 juillet 2024, www.insee.fr/fr/statistiques/2409082.
8. Anne Levade, Tirer les leçons d'un déficit démocratique chronique, Revue de l'Union européenne 2021 p.394
9. Commission européenne. Livre blanc sur l’avenir de l’Europe: Réflexions et scénarios pour l’EU-27 à l’horizon 2025. Commission européenne, 2017, https://commission.europa.eu/system/files/2017-06/livre_blanc_sur_lavenir_de_leurope_fr.pdf.
10. Dominique RITLENG. « L'Union européenne : un système démocratique, un vide politique », Titre VII [en ligne], n° 2, De l’intégration des ordres juridiques : droit constitutionnel et droit de l’Union européenne, avril 2019. complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/l-union-europeenne-un-systeme-democratique-un-vide-politique
11. "Élections européennes 2024 : 51,49 % de participation en France, en hausse par rapport à 2019." Toute l'Europe, 9 juin 2024, https://www.touteleurope.eu/vie-politique-des-etats-membres/elections-europeennes-2024-525-de-participation-a-20h-en-france-un-taux-en-hausse-par-rapport-a-2019/.
12. Robert Schuman Foundation. "Résorber la fracture démocratique dans l'Union européenne." Questions d'Europe, Robert Schuman Foundation, 2018, https://www.robert-schuman.eu/questions-d-europe/0333-resorber-la-fracture-democratique-dans-l-union-europeenne.
13. Robert Schuman Foundation. "Résorber la fracture démocratique dans l'Union européenne." Questions d'Europe, Robert Schuman Foundation, 2018, https://www.robert-schuman.eu/questions-d-europe/0333-resorber-la-fracture-democratique-dans-l-union-europeenne.
14. Thierry Chopin, La démocratie à l'échelle de l'Union européenne : « Demos » ou « Kratos » ?, Revue de l'Union européenne 2021 p.402
15. Discours sur l’Europe du président de la République française Emmanuel Macron, la Sorbonne 25 avril 2024, https://lv.ambafrance.org/Discours-sur-l-Europe-du-president-de-la-Republique-Emmanuel-Macron-a-la
16. C. Möllers, Demokratie. Zumutung und Versprechen, Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 2008
17. Sylvie Torcol, L'Union européenne doit-elle inventer une démocratie à sa mesure ?, Dossier :
18. Démocratie européenne, Revue de l'Union européenne 2021 p.388
19. D. Schulz, Réflexions sur la post-démocratie, laviedesidees.fr, 22 févr. 2010
20. Christophe Maubernard, La démocratie au sein de l'Union européenne : une démocratie rawlsienne « concrète et procédurale », Revue de l'Union européenne 2021 p.397
21. Richard Bellamy, A Republican Europe of States. Cosmopolitanism, Intergovernmentalism and Democracy in the EU, Cambridge, Cambridge University Press, 2019
22. Thierry Chopin, La démocratie à l'échelle de l'Union européenne : « Demos » ou « Kratos » ?, Revue de l'Union européenne 2021 p.402
23. W. Wessels, The European Council, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015
24. Y. Pascouau, The European Council and the drift of power, European Migration Law, 27 nov. 2017
25. Sylvie Torcol, L'Union européenne doit-elle inventer une démocratie à sa mesure ?, Dossier : Démocratie européenne, Revue de l'Union européenne 2021 p.388
26. A. Levade, Tirer les leçons d'un déficit démocratique chronique, ce numéro, p. 394
27. Dominique Rousseau. Pas de démocratie européenne sans constitution européenne. Revue de l'Union européenne, 2021, 650, pp.392.
28. Chopin, T. (2021) La démocratie à l'échelle de l'UE : Demos ou Kratos? dans Démocratie européenne, Revue de l'Union européen, n°650, juillet-août 2021.