29/3/2024
Le 13 mars 2024 marquait l’anniversaire d’une conférence à la base militaire navale de Miramar, à San Diego en Californie, entre le Premier ministre anglais Rishi Sunak, le Président américain Joe Biden et le Premier ministre australien Anthony Albanese sur l’AUKUS ; un accord de sécurité collective dans la région de l’Asie-Pacifique. Cet anniversaire n’a été célébré par aucun des dirigeants des trois pays alors même qu’ils étaient optimistes il y a un an sur ce projet qui représentait l’investissement le plus important de toute l’histoire de l’Australie dans sa capacité de défense. En effet, ce partenariat stratégique devait représenter près de 368 milliards de dollars d’investissements, soit 229 milliards d’euros, allant de pair avec la création d’environ 20 000 emplois en Australie1. Mais, aujourd'hui, les doutes grandissent, notamment en Australie, autour de l’AUKUS et de la possibilité de mener à bien les contrats signés. Pour bien comprendre la situation, il est nécessaire de revenir sur les débuts de cet accord.
L’AUKUS remplace le “contrat du siècle”
Le 26 avril 2016 représente une date importante car c'est à cette occasion que les autorités australiennes ont officiellement sélectionné le groupe d'armement français Naval Group pour la construction de sous-marins. Après une longue négociation de deux ans, le groupe français a réussi à s’imposer face à ses concurrents japonais, Mitsubishi-Kawasaki, et allemand, ThyssenKrupp Marine Systems. L’objectif de l’Australie était de remplacer ses six sous-marins de conception suédoise qui dataient des années 1990 tout en affirmant sa position dans la région Asie-Pacifique face à la montée d’autres acteurs, comme la République Populaire de Chine. Ainsi, en 2016, l’Australie commande à la France 12 sous-marins à propulsion diesel-élection de type Barracuda pour un montant total de 50 milliards de dollars australiens, soit 34 milliards d’euros. Cet investissement sur 25 ans aurait dû créer, selon l’ancien Premier ministre australien Malcolm Turnbull, près de 2800 emplois dans le pays, en particulier dans la ville d’Adélaïde où devaient être construits les sous-marins. Ils devaient aller de pair avec un transfert de technologies vers l’Australie. Cet accord était présenté en France comme le “contrat du siècle” puisqu’il représentait le plus gros contrat d’armement jamais conclu par la France2. C’est une fierté pour Paris qui signe un contrat avec un grand pays développé et démocratique dans le Pacifique. Le Président français de l’époque François Hollande en fait même, selon ses mots, le “symbole de la France qui gagne”. C’est aussi une manière pour la France de se réaffirmer en tant que troisième voie dans une région Asie-Pacifique coincée dans un étau sino-américain. La première livraison des sous-marins Barracuda devait avoir lieu en 2030 mais l’Australie a pris la décision de rompre ce contrat le 16 septembre 2021. Cette rupture, dénoncée comme un “coup dans le dos” par le Ministre français des Affaires Étrangères, Jean-Yves Le Drian, s’explique par deux raisons principales. D’un côté, l’Australie met en avant sa volonté d’acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire, que le français Naval Group ne construit pas, et de l’autre, les États-Unis ont mené une intense campagne de lobbying pour récupérer ce contrat.
À la place de la France, l’Australie s’engage dans l’accord AUKUS (Australia, United Kingdom, United States) en septembre 2021 avec ses deux alliés anglophones. L’objectif est toujours le même : moderniser la marine australienne tout en faisant barrage à la pression chinoise dans la région Asie-Pacifique. À l’international, l’annonce de ce nouvel accord n’est pas toujours vu d’un bon œil. La France, qui perd son contrat d’armement, prend la décision de rappeler ses ambassadeurs en Australie et aux États-Unis, ce qui est une première dans l’Histoire. Paris annule aussi une cérémonie prévue à Washington D.C. et dénonce la politique américaine rappelant l'ère de l’“America First”. Au niveau européen, Paris freine l’avancée d’un accord de libre-échange entre l’Australie et l’Union Européenne qui n’a toujours pas été signé aujourd’hui. Cette rupture de confiance entre la France et l’Australie est un des éléments ayant rendu le Premier ministre australien Scott Morrison impopulaire et ayant conduit à sa défaite face à Anthony Albanese lors des élections fédérales de mai 2022. Mais, la réaction la plus virulente est venue de la Chine qui voit cet accord comme une provocation. Lors de sa conférence de presse du 16 septembre 2021, le porte-parole chinois du Ministère des Affaires étrangères Zhao Lijan dénonce la mentalité dépassée de Guerre Froide des pays anglophones3. Il soutient que cette annonce de l’AUKUS compromet gravement à la paix et à la stabilité régionales, intensifie la course aux armements et sape les efforts internationaux de non-prolifération. De manière plus anecdotique, des pays proches de l’Australie étaient dubitatifs vis-à-vis de cette alliance. C’est le cas de la Nouvelle-Zélande de Jacinda Acern qui rappelait son attachement à une zone dénucléarisée.
Il faudra attendre le 13 mars 2023, lors de la conférence de San Diego entre les trois dirigeants anglophones, pour connaître les détails de cet accord. Il prévoit notamment la livraison de huit sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire à l’Australie. Les États-Unis doivent livrer trois sous-marins de classe Virginia, précisément en 2032, 2035 puis 2038. Les cinq autres sous-marins devraient venir du programme naval britannique SSNR (Submersible Ship Nuclear Replacement), rebaptisé SSN-AUKUS pour l’occasion4. Pour reprendre les mots du Président Biden à San Diego, les cinq sous-marins issus du programme SSN-AUKUS ne comporteront pas d’armes nucléaires. Il les qualifie de nouveaux sous-marins ultramodernes à propulsion nucléaire et à armement conventionnel5. Ils devraient combiner la technologie et la conception des sous-marins britanniques avec la technologie américaine. Cette idée d’un armement conventionnel est une manière de répondre aux inquiétudes internationales concernant une possible prolifération nucléaire dans la région. C’était l’occasion pour les trois dirigeants de réaffirmer leurs engagements concernant la sécurité de la région et de concrétiser cet accord AUKUS de septembre 2021. Or, depuis l’année dernière, l’optimisme autour de l’AUKUS semble être retombé et ce, notamment à cause de la situation économique et politique aux États-Unis.
Les problèmes de budget aux États-Unis
En effet, le 11 mars 2024, le Pentagone, a adressé sa demande de budget pour l’année fiscale 2025. Ce budget est équivalent à 849,8 milliards de dollars6, soit un peu moins de 781 milliards d’euros. Ce montant représente une augmentation modérée de 0,9% par rapport à l’année fiscale 2024 où le budget du Pentagone s’élevait à 841,4 milliards de dollars7. Cette augmentation modérée est dû au Fiscal Responsibility Act, un texte voté par le Congrès américain empêchant le Pentagone d’augmenter son budget de 1% ou plus. Le but est de tenter de limiter l’endettement des États-Unis. Cet endettement est le plus important au monde. Selon le Trésor américain8, au cours des 100 dernières années, la dette fédérale américaine est passée de 403 millions de dollars en 1923 à 33,17 milliards de dollars en 2023. Mais, à cause de l’inflation, le budget de la défense a perdu 10 milliards de dollars par rapport à l’année précédente. Cette perte a été compensée par une baisse de 24% sur le budget des sous-marins nucléaires.
La demande de budget pour l’année 2025 sera ainsi débattue et probablement amendée par les parlementaires du Congrès américain. Le problème réside dans le fait que ce budget pour l’année qui vient ne permet pas de répondre aux objectifs fixés par le Département de la Défense américain, et notamment celui d’un renouvellement de ses sous-marins nucléaires d’attaque. À l’heure actuelle, les sous-marins américains Collins sont retirés les uns après les autres du service. Pour les remplacer, le Pentagone prévoit de renouveler ses sous-marins au rythme de deux nouveaux sous-marins par an. Or, le budget proposé ne prévoit la création que d’un seul sous-marin pour l’année à venir. En clair, les États-Unis risquent d’être eux-mêmes touchés par un retard dans le renouvellement de leurs sous-marins. Cela impacte indirectement les commandes australiennes. Selon Michael Shoebridge9, fondateur du think-tank sur la défense Strategic Analysis Australia et ancien fonctionnaire dans ce domaine, le nombre de sous-marins nucléaires d’attaque que possèdent les États-Unis devrait tomber à un niveau historiquement bas. Selon ses estimations, il atteindrait le nombre de 46 alors que l’objectif affiché était de 66. En plus du problème du budget, les industriels américains de l’armement font face à plusieurs problématiques aggravant les difficultés pour l’Australie comme un manque de main d'œuvre ou des perturbations sur les chaînes d'approvisionnement. Dans un entretien accordé à l’agence de presse Reuters, le groupe d'armement américain General Dynamics confiait qu’il prévoyait une année 2023 difficile en raison des problèmes d’offre et du manque de main d'œuvre10. Il met aussi en avant le nombre élevé de départs à la retraite et annonce travailler en étroite collaboration avec la marine américaine pour combler ces effets négatifs.
De l’autre côté de l’Atlantique, les autorités australiennes se disent confiantes11 quant-à la possibilité d’être livrées à temps. Ainsi, le Ministre australien de l’Industrie de défense, du Développement international et du Pacifique Pat Conroy soutient qu’il a une confiance totale dans cet accord AUKUS et que les États-Unis progressent suffisamment dans leurs chantiers navals pour permettre la production de sous-marins de classe Virginia pour la marine américaine et australienne. Il rejette fermement toutes accusations d’un échec de l’accord entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni.
Les tentatives des autorités de rassurer sur la situation n’empêche pas la polémique de monter en Australie. Le gouvernement est très critiqué car le fait de ne pas être livré à temps présente un risque pour la sécurité nationale australienne, en plus de décrédibiliser le pays sur la scène internationale. Cet argument est notamment répété par les médias et par l’opposition au Parti travailliste, le parti de l’actuel Premier ministre, Anthony Albanese. Ainsi, pour le sénateur David Shoebridge, du parti des Verts australiens (The Greens), le pacte AUKUS est un échec et l’Australie est devenue un parking pour les armes américaines. Il en vient à dire sur X que l’Australie fournit des milliards de dollars aux États-Unis, renonce à une politique étrangère indépendante et n’obtient rien en échange12. De la même manière, Malcolm Turnbull, l’ancien Premier ministre australien qui avait approuvé la commande de sous-marins de type Barracuda à la France en 2016, souligne que les États-Unis n’ont pas l’intention d’aggraver le déficit grandissant dans leur propre flotte de sous-marins en livrant des sous-marins à l’Australie. Selon lui, l’Australie est aujourd’hui “agressée par la réalité”. Il dit regretter la nouvelle dépendance de son pays vis-à-vis des États-Unis concernant ces sous-marins13.
Une situation politique américaine compliquée
Comme nous l’avons vu, la situation économique des États-Unis est actuellement difficile avec une inflation et un endettement importants et des groupes d’armement en difficulté face au manque de main d'œuvre et aux problèmes sur les chaînes d’approvisionnement. Pour autant, un autre élément à prendre en compte est la situation politique du pays. À l’heure actuelle, le pays est fortement divisé entre les deux partis politiques principaux ; à savoir les Démocrates, historiquement plus progressistes, et les Républicains, généralement plus conservateurs. Le Président démocrate Joe Biden est déjà en difficulté avec un Congrès qui ne lui est pas favorable. En effet, le Congrès est composé de deux chambres : la Chambre des Représentants et le Sénat. Depuis les élections de 2022, la Chambre des Représentants est acquise aux Républicains et le Sénat est divisé équitablement. Grâce au vote de la Vice-Présidente, Kamala Harris, qui départage le Sénat en cas d’égalité, la chambre haute du Congrès est acquise aux Démocrates. Mais, cette division rend les relations difficiles entre l'exécutif américain et le pouvoir législatif. Cela peut retarder les débats et impacter les textes que le pouvoir exécutif essayait de faire passer.
En plus de cela, les États-Unis sont actuellement tournés vers novembre 2024 ; date de l’élection présidentielle américaine. Le 5 mars 2024 a eu lieu le Super Tuesday qui est un jour très important pour la politique américaine car plusieurs États du pays étaient amenés à voter dans le cadre des primaires démocrates et républicaines. Les résultats de ces élections ont fait ressortir une victoire écrasante de Joe Biden, du côté Démocrate, et de Donald Trump, du côté Républicain. Au lendemain de ce Super Tuesday, la dernière opposante à Trump, Nikki Haley, a pris la décision de suspendre sa campagne, faisant de l’ancien président le dernier grand candidat encore en lice. Si un nouveau duel Biden-Trump pour novembre 2024 n’est plus une surprise, le résultat de l’élection présidentielle est beaucoup moins évident à prédire, avec les deux candidats avoisinant les 50% d’intentions de vote. Il convient de noter que les deux candidats sont tous les deux très critiqués par l’opinion publique américaine. Il est reproché à Joe Biden son âge avancé, conduisant à des chutes et des propos incohérents, tandis que Donald Trump est critiqué pour ses nombreux procès et ses déclarations passées.
Du point de vue australien, le pays craint un retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2025. L’ancien Président est connu pour sa réticence aux alliances militaires, comme celle de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) qu’il ne cesse de critiquer. Il a par exemple affirmé en février 2024 qu’il encouragerait, sous sa présidence, la Russie à faire ce qu’elle voudrait aux pays de l’OTAN qui consacrent moins de 2% de leur PIB national aux dépenses de défense14. Il est impossible de prédire ce que l’ancien président compte faire avec l’accord AUKUS signé sous Biden mais il est possible qu’il soit lui aussi impacté par un retour de Trump. De manière plus générale, Donald Trump n’a pas non-plus ménagé ses alliés durant sa Présidence entre 2016 et 2020 au point d’engager son pays dans une guerre commerciale.
Pour finir, l’opinion publique australienne semble de moins en moins enthousiaste à cet accord AUKUS. Selon un sondage15, 40% des Australiens pensent qu’il faudrait se désengager de l’alliance avec les États-Unis dans le cas où Trump redeviendrait Président du pays. De même, 47% des personnes interrogées déclarent que cet accord AUKUS contraint l’Australie à soutenir les États-Unis dans un conflit armé tandis que les craintes d’une confrontation avec la Chine ont diminué. Cet apaisement des tensions avec la Chine est notamment marqué par la visite du ministre chinois des Affaires Étrangères en Australie, à Canberra, le 20 mars 2024.
Il semble donc que l’élection présidentielle américaine de novembre 2024 aura un impact déterminant sur le futur de cet accord AUKUS, tant du côté américain que australien.