4/10/2024
Décryptage du « pivot vers l'Est » dans la politique russe
Le tournant oriental dans la politique étrangère russe a émergé à la fin des années 1990, sous la présidence de Boris Eltsine, fortement influencé par Evgueni Primakov, ministre des Affaires étrangères de 1996 à 1998 et Premier ministre de 1998 à 1999. [1] Primakov prônait une politique étrangère équilibrée, favorisant à la fois des relations avec l'Occident et des collaborations renforcées avec les nations asiatiques, notamment avec la Chine et l'Inde. Il est à l'origine de l'idée d'un format RIC (Russie-Inde-Chine), qui servira plus tard de fondement à la formation des BRICS et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Ainsi, Primakov défendait la multipolarité, renforçant les liens avec les pays d'Asie de l'Est et du Moyen-Orient. [2] La politique de « pivot vers l'Est » a été renforcée, notamment après la crise financière de 2007-2008, avec l'inauguration du premier tronçon de l'oléoduc Sibérie orientale-Océan Pacifique en 2009 et le Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC), qui a eu lieu à Vladivostok en 2012. [3]
Le conflit militaire déclenché en Ukraine en février 2022 a rendu le « pivot vers l'Est » une priorité inévitable pour la Russie, avec une rupture quasi-totale des liens politiques et économiques avec les pays occidentaux, notamment dans le secteur énergétique. De plus, la majorité des pays asiatiques (Chine, Inde, Laos, etc.) ont adopté une position neutre face à « l'opération militaire spéciale » (terme militaire et politique officiel utilisé par le gouvernement russe) [4], influençant la décision de la Russie de se tourner davantage vers l'Est. Aujourd'hui, le « pivot vers l'Est » de la Russie s'articule autour de trois axes majeurs : le développement de la Sibérie et de l'Extrême-Orient, la diversification du commerce vers l'Asie du Sud, du Sud-Est et du Nord-Est, et la mise en œuvre du concept de la Grande Eurasie en politique étrangère. [5]
La Chine, l’un des piliers centraux du « pivot vers l'Est »…
L'aspect le plus notable du « pivot vers l'Est » est l'importance croissante de la Chine dans la politique du Kremlin. Le Concept de la politique étrangère de la Russie de 2023 souligne l'objectif de renforcer le partenariat global et la coopération stratégique avec la Chine, en mettant l'accent sur une « collaboration mutuellement bénéfique dans tous les domaines » (article 52). Une attention particulière est également accordée aux projets de la Nouvelle Route de la Soie, ainsi qu'au corridor économique « Russie – Mongolie – Chine » et au corridor de transport international « Europe – Chine occidentale » (article 54.3) [6].
Les relations avec la Chine, cimentées par le Traité de bon voisinage, d'amitié et de coopération signé en 2001, ont marqué la fin des tensions issues de la confrontation sino-soviétique, qui avait opposé les deux pays sur les plans idéologique et territorial à partir des années 1960. En 2004, les différends frontaliers entre la Russie et la Chine ont été complètement résolus, ouvrant la voie à un partenariat renforcé. Depuis l'accession de Xi Jinping à la tête de la Chine en 2013, les dirigeants des deux nations se sont rencontrés plus de 40 fois, notamment dans des cadres multilatéraux comme les BRICS et l'OCS. [7] Cette intensité de dialogue illustre non seulement la force des relations entre ces deux puissances, mais aussi la diversité de leurs intérêts partagés.
Concernant la vision de la Chine sur les relations bilatérales avec la Russie, elle se décline selon la formule des « cinq du début à la fin ». Premièrement, le rôle prépondérant des deux dirigeants, Vladimir Poutine et Xi Jinping, dans la promotion des relations bilatérales est maintenu du début à la fin. De plus, le vieil adage des « trois non » est scrupuleusement respecté : les relations ne sont pas dirigées contre des pays tiers, la Russie et la Chine ne formeront pas d'alliance et n'organiseront pas de confrontation. [8]
Aujourd’hui, les relations entre la Russie et la Chine se développent rapidement, notamment sur le plan commercial. En 2023, les échanges entre les deux pays ont atteint un record de 240,11 milliards de dollars, tout en réduisant l'utilisation des devises tierces. [9] La Russie est devenue le sixième partenaire commercial de la Chine, alors qu'elle occupait la dixième place en 2022. La coopération croissante avec Pékin a été confirmée par la visite de Poutine en Chine les 16 et 17 mai 2024, à Pékin et à Harbin. Lors de cette visite, une déclaration conjointe a été signée pour renforcer le partenariat global, avec un accent sur la sécurité, le commerce, l'industrie, et l'innovation, consolidant ainsi leurs relations bilatérales. [10]
À l’issue de cette visite, Poutine a révélé que des discussions sur la résolution de la crise ukrainienne avaient eu lieu. Il convient de rappeler que le 24 février 2023, la Chine avait proposé une initiative de paix en 12 points pour le conflit militaire en Ukraine, avec des mesures comme l'arrêt des hostilités et la reprise des pourparlers de paix. La Chine a également invité les parties à « abandonner la mentalité de guerre froide ». Bien qu'un consensus n'ait pas été atteint, après de nouvelles négociations avec Xi Jinping, Poutine a noté que la position chinoise restait assez « flexible ». [11]
Les discussions ont également porté sur l'intégration des systèmes de paiement nationaux, la construction du gazoduc « Force de Sibérie – 2 », capable de transporter 50 milliards de mètres cubes de gaz via la Mongolie, et le renforcement du commerce par la route maritime du Nord. Les deux nations ont décidé d'augmenter leurs investissements mutuels, d'intensifier la coopération dans l'énergie nucléaire civile, incluant la construction conjointe de centrales nucléaires, et de développer de nouvelles routes de transit. Au total, 11 accords ont été signés lors de cette visite, parmi lesquels un partenariat entre groupes médiatiques, la création d'une réserve transfrontalière « Terre des grands félins », et deux protocoles sur les exigences phytosanitaires pour l'exportation de topinambours et de viande bovine de Russie vers la Chine. [12] En outre, Poutine et Xi devraient se retrouver lors du sommet des BRICS du 22 au 24 octobre 2024.
Néanmoins, certains facteurs compliquent la position de la Russie vis-à-vis de la Chine, malgré l'apogée historique de leurs relations actuelles. Tout d'abord, la relation commerciale et économique entre Pékin et Moscou présente un déséquilibre structurel : près de 70 % des exportations russes vers la Chine se composent de ressources énergétiques, tandis que la Russie importe de Chine une large gamme de produits de haute technologie et d'industrie, allant des automobiles et smartphones aux équipements industriels spécialisés. [13]
Deuxièmement, bien que la lutte contre la domination américaine dans la géopolitique et l'économie mondiale soit perçue comme un intérêt commun, la Chine et la Russie conservent des visions différentes des relations entre l'Occident et l'Orient. Après le début du conflit militaire en Ukraine, Moscou a désigné les États-Unis, le Royaume-Uni, l'UE et leurs alliés asiatiques (Japon, Nouvelle-Zélande, Australie, Corée du Sud) comme un bloc antagoniste unifié. La Russie se positionne ainsi en leader de la résistance à l'ordre mondial occidental. La Chine, pour sa part, adopte une approche stratégique en maintenant ses relations avec l'Occident. Les dirigeants chinois rejettent la mentalité de la guerre froide, caractérisée par l'opposition de deux blocs idéologiques, et prônent la construction d'un système mondial multipolaire, plus représentatif, démocratique et équitable, où l'Organisation des Nations Unies jouerait un rôle central de coordination [14]. Ainsi, depuis le milieu des années 1990, Pékin considère son partenariat économique et politique avec Bruxelles comme un pilier essentiel pour promouvoir un monde multipolaire. [15]
Enfin, la Chine reste prudente dans sa coopération avec la Russie afin de garder un équilibre avec les pays occidentaux. Par exemple, l'Industrial and Commercial Bank of China, la China Construction Bank et la Bank of China ont cessé leurs transactions avec la Russie depuis le début de 2024. [16] De plus, la division russe de la Bank of China a suspendu ses opérations avec les prêteurs russes sanctionnés par les États-Unis pour éviter d'être touchée par des sanctions secondaires. [17] Donc, malgré un rapprochement historique, le partenariat entre la Russie et la Chine reste limité par des déséquilibres économiques et des divergences stratégiques.
…avec l'Inde, un partenaire stratégique, qui participe à un projet d'équilibre
Les 8 et 9 juillet, le Premier ministre indien, Narendra Modi, s'est rendu à Moscou pour des discussions avec le président russe. Ces rencontres annuelles entre les dirigeants de la Russie et de l'Inde, instaurées par la Déclaration de partenariat stratégique de 2000, ont depuis longtemps été une tradition marquée par la signature de nombreux accords et une déclaration commune. [18] Cependant, depuis 2019 et l'émergence de la pandémie, ces sommets avaient été interrompus, la dernière réunion ayant eu lieu en décembre 2021 en Inde. Ainsi, la visite de Modi à Moscou revêtait une importance particulière, d'autant plus qu'elle coïncidait presque avec le sommet de l'OTAN aux États-Unis, qui se tenait du 9 au 11 juillet. Malgré ce timing délicat, Modi a habilement maintenu un équilibre entre la Russie et l'Occident en poursuivant son voyage en Autriche, marquant ainsi la première visite d'un dirigeant indien dans ce pays depuis quarante ans. [19]
Cependant, malgré l'absence de sommets bilatéraux ces dernières années, les relations entre la Russie et l'Inde sont demeurées assez robustes. Le conflit croissant avec l'Occident a conduit la Russie à rediriger ses flux commerciaux vers l'Asie, et surtout vers l'Inde. En 2023, les exportations de pétrole brut russe ont contribué à un échange commercial record de 65 milliards de dollars, faisant de la Russie l'un des quatre principaux partenaires commerciaux de l'Inde. [20] Ce renforcement des liens, même en période de tensions globales, réaffirme la place particulière de la Russie dans la politique étrangère indienne.
À l'issue de cette visite, les dirigeants des deux pays ont signé la Déclaration conjointe à l'issue du 22e sommet annuel Inde-Russie, mettant en avant un accent fort sur les liens économiques. Les deux nations ont convenu de renforcer leur coopération dans divers secteurs stratégiques, tels que le commerce, l'énergie, la coopération dans l'Extrême-Orient russe et l'Arctique, la défense, le nucléaire, et l'espace. Ils ont également souligné l'importance de leur collaboration sur les affaires régionales et mondiales, notamment en Afghanistan, en Asie occidentale, et en Asie centrale. [21]
Aussi, les deux pays ont signé une déclaration visant à développer leurs domaines de coopération économique d'ici 2030. Parmi les objectifs figurent la suppression des barrières commerciales non tarifaires, la création d'une zone de libre-échange entre l'Inde et l'Union économique eurasiatique, et l'ambition de dépasser les 100 milliards de dollars d'échanges mutuels d'ici 2030. Le plan inclut également l'introduction de systèmes de règlement en monnaies nationales, le développement des secteurs clés de l'énergie, ainsi que l'amélioration des infrastructures et des technologies de pointe. La coopération humanitaire, englobant l'éducation, la culture, la santé, et d'autres secteurs, est également en expansion.
Le plan prévoit enfin la création d'un organe conjoint pour renforcer la coopération sur la Route maritime du Nord, l'extension des échanges via le corridor Nord-Sud, ainsi que le corridor maritime Chennai-Vladivostok. [22] Toutefois, ces documents restent vagues quant aux résultats concrets et n'abordent pas la résolution de certains problèmes de longue date, notamment les barrières non tarifaires.
Parmi les autres contrats signés pendant ce sommet, on retrouve des accords incluant un investissement potentiel de 100 milliards de roubles (environ 1,04 milliard d'euros) pour des entreprises russes en Inde, ainsi qu'un accord de 20 milliards de roubles (environ 208 millions d'euros) pour des projets de construction navale. [23] En énergie nucléaire, la Russie a proposé à l'Inde de collaborer à la construction de petites centrales nucléaires tropicales en Inde, avec transfert complet des compétences à New Delhi, mais l’accord n’a pas été signé. [24] De plus, aucun accord énergétique à long terme n'a été conclu, bien que les discussions se poursuivent.
Il convient également de souligner que l'Inde cherche à maintenir son autonomie stratégique en équilibrant ses relations avec les grandes puissances, sans devenir trop dépendante d'un seul allié [25]. Depuis le début du conflit en Ukraine, elle a pris ses distances avec la Russie tout en se rapprochant de l'Occident, mais en restant neutre dans les résolutions de l'ONU concernant le conflit et en appelant au dialogue. Lors du sommet de paix en Suisse, l'Inde a refusé de signer le document final, insistant sur la nécessité d'une présence des deux parties en conflit pour parvenir à une solution durable. Lors de sa visite à Moscou, Narendra Modi a réaffirmé à Poutine que « la guerre n'est pas une solution » [26], avant de se rendre en Ukraine pour une visite historique le 23 août.
Ainsi, lors du sommet à Moscou, la question du retour de 35 à 50 Indiens, recrutés à leur insu dans l'armée russe pour combattre en Ukraine, dont 10 sont déjà rentrés et 2 ont perdu la vie, a été abordée. Bien que cela ait retenu l'attention en Inde, ce n'est pas central pour les relations bilatérales. L'accord sur leur retour vise surtout à renforcer la popularité de Modi en Inde. [27] Le Premier ministre a aussi annoncé l'ouverture de deux nouveaux consulats à Kazan et Ekaterinbourg, renforçant la présence diplomatique indienne en Russie. [28]
Enfin, le sommet a mis en évidence les défis auxquels les relations entre l'Inde et la Russie sont confrontées, avec des collaborations traditionnelles qui s'affaiblissent et des nouveaux partenariats qui peinent à se concrétiser. Cependant, les deux pays partagent toujours des objectifs communs, et l'invitation de Modi à Poutine pour une visite en Inde l’année prochaine montre leur détermination à approfondir leurs relations malgré les défis.
RIC dans les BRICS et l’OCS
Bien que la Russie parvienne à maintenir des partenariats stratégiques avec à la fois la Chine et l’Inde, la coopération multilatérale entre ces deux géants asiatiques, notamment au sein des BRICS et de l'OCS, reste sous haute surveillance. Il est révélateur que Modi ait choisi de ne pas participer au sommet de l'OCS à Astana en juillet 2024, en raison des tensions persistantes avec Pékin. Déjà en 2023, sous présidence indienne, le sommet de l'OCS s'était tenu en ligne, reflétant la complexité des relations bilatérales et l'impact de ces tensions sur l'efficacité du groupe. Donc, l'avenir des BRICS élargis reste incertain, notamment en ce qui concerne leur capacité à définir un programme concret et à obtenir des résultats tangibles. De plus, le sommet de Kazan, qui doit réunir l'ensemble des BRICS en octobre, pourrait théoriquement amener le président indien à se rendre une deuxième fois en Russie en moins de trois mois. Toutefois, un tel déplacement paraît assez incertain, compte tenu du fait qu'il a déjà visité le pays cette année et de la présence possible du dirigeant chinois. [29]
Par ailleurs, la Chine semble ne pas considérer l'OCS comme un instrument adéquat pour aborder les enjeux de sécurité mondiale, ce qui limite son efficacité. Malgré les sollicitations de Moscou, Pékin résiste habilement à l'idée de conférer à l'OCS un rôle central dans ce domaine. Alors que les discussions sur un monde multipolaire s'intensifient, la capacité réelle des BRICS et de l'OCS à atteindre des résultats concrets au-delà des déclarations reste une question ouverte. [30]
En conclusion, le pivot vers l’Est de la Russie en 2024 est une réponse stratégique aux défis posés par les sanctions occidentales et le conflit militaire en Ukraine. Cette politique vise non seulement à diversifier les partenariats économiques et à renforcer les partenariats stratégiques, mais aussi à réaffirmer la position de la Russie comme une puissance asiatique influente. Cependant, cette réorientation nécessite de surmonter des défis géopolitiques et économiques pour assurer une intégration et une coopération durables avec les pays asiatiques visés.