28/10/2024
Le partenariat stratégique russo-nord-coréen : une réponse aux pressions occidentales ?
La visite du président russe Vladimir Poutine en Corée du Nord les 18 et 19 juin 2024 peut être perçue non seulement comme une réciprocité après la visite du dirigeant nord-coréen en Extrême-Orient russe à l'automne 2023, mais aussi comme une étape extrêmement importante dans le renforcement des relations entre Moscou et Pyongyang.
Vladimir Poutine a visité la Corée du Nord pour la première et jusqu’alors seule fois en 2000, et avec le sommet intercoréen entre Kim Dae-jung et Kim Jong-il en 2000, cela est devenu un événement marquant qui a permis à la Corée du Nord de surmonter son isolement diplomatique et à la Russie de commencer la première étape de son « pivot vers l'est ». [1] On peut dire que la visite du président russe dans un pays que l'Occident a désigné comme « paria » a démontré la réticence de Moscou à se joindre à la condamnation collective du régime de Pyongyang.
Le pivot de Poutine vers l'Asie n'est pas seulement un pivot vers la Chine, et la Russie diversifiait toujours ses engagements économiques et sécuritaires régionaux en étendant sa coopération avec la Corée du Sud, la Corée du Nord et le Japon, ce qui correspond à la vision plus large de la multipolarité de la Russie, tant à l'échelle mondiale que régionale. Comme l’ont noté des experts russes, l'arrangement le plus souhaitable est le « concert d’intérêts », où aucun des pays participant au développement de l'Extrême-Orient russe et de la Sibérie ne prend un rôle prédominant. [2] Une telle approche est à la fois une diversification rationnelle des partenaires économiques et un effort pour étendre les relations de coopération bilatérales à des domaines incluant le transport, les infrastructures, les banques, la sécurité régionale et d'autres secteurs non énergétiques.
Cependant, la dégradation récente des relations entre la Russie d’un côté et le Japon et la Corée du Sud de l’autre rendent cette coopération multilatérale souhaitée impossible. En effet, les relations russo-japonaises, jusqu’en 2022 très prospères, notamment à l'époque où le Premier ministre Shinzō Abe était au pouvoir (2012-2020), sont tombées en 2023 en état de crise profonde. Après le début de la confrontation militaire russo-ukrainienne en Ukraine le 24 février 2022, le gouvernement japonais a sans hésitation pris le parti des pays occidentaux, en imposant des sanctions sévères contre la Fédération de Russie. [3]
Les relations entre la Russie et la Corée du Sud ont également atteint leur point le plus bas, bien qu'elles ne fussent pas vouées à cela, selon le directeur de l'Institut des études stratégiques eurasiennes, ancien conseiller-envoyé de l'ambassade de la République de Corée en Russie, Pak Pen Hwan. Cette détérioration des relations provoque un rapprochement entre la Russie et la Corée du Nord, ce qui ne peut qu'inquiéter les hauts échelons du pouvoir sud-coréen. Il ne s'agit pas d'une « symétrie » directe, mais plutôt d'une réorientation stratégique qui, en l'absence d'un partenaire traditionnel, comme la Corée du Sud, pousse la Russie à renforcer ses liens avec des partenaires alternatifs, comme la Corée du Nord, pour compenser ou renforcer ses alliances dans un contexte où ces dernières fluctuent en fonction des intérêts. Cependant, il convient de noter que la situation actuelle des relations entre Moscou et Séoul est tout à fait réversible, car la détérioration est causée par des facteurs externes et non par des problèmes internes entre les pays. [4]
À la lumière de tout ce qui précède, les coopérations russo-japonaise et russo-sud-coréenne sont peu prometteuses à l'heure actuelle, en raison de la coopération régionale existante et de l'amitié inébranlable du triangle Washington-Tokyo-Séoul, Washington influençant la politique de ces deux autres alliés menée à l’égard de la Russie suite au déclenchement du conflit militaire à grande échelle en Ukraine.
A ce titre, la Russie a commencé à se rapprocher de la Corée du Nord depuis 2014, l’année qui a été marquée par le rattachement de la Crimée à la Russie et le début de la guerre civile dans l’Est de l’Ukraine. Leurs relations ont montré depuis des améliorations remarquables, comme en témoignent les nouveaux projets d'infrastructures, le règlement du commerce bilatéral en roubles russes et l'annulation des dettes de la Corée du Nord auprès de la Russie. En plus d'un certain nombre d'accords visant à renforcer les liens économiques, l'année 2015 a été désignée “Année de l'Amitié officielle” entre la Russie et la Corée du Nord. Il existe également une possibilité pour la Corée du Nord de fournir les ressources humaines nécessaires au développement économique en Sibérie et en Extrême-Orient. En octobre 2014, le ministre du Développement de l'Extrême-Orient russe, Alexandre Galouchka, s'est rendu en Corée du Nord pour rencontrer ses homologues, à la suite de quoi plusieurs accords concernant les infrastructures et le secteur bancaire entre les deux pays ont été conclus. [5]
Depuis le début du conflit militaire à grande échelle entre la Russie et l’Ukraine en 2022, les relations entre la Russie et la Corée du Nord se sont considérablement renforcées et sont devenues plus stratégiques. La Corée du Nord a ouvertement soutenu les actions russes en Ukraine, exprimant sa solidarité avec la Russie dans son affrontement avec l'Occident. En réponse, la Russie a intensifié ses contacts diplomatiques avec la Corée du Nord, impliquant des échanges de visites plus fréquents entre des hauts fonctionnaires. [6]
Sous la pression des sanctions occidentales, la Russie a commencé à chercher activement des partenaires économiques en dehors du bloc occidental, ce qui a conduit à une augmentation significative du volume des échanges commerciaux entre la Russie et la Corée du Nord. Ainsi, à la fin de l'année 2023, le commerce entre les deux pays a fortement augmenté, atteignant 34,4 millions de dollars. [7]
À la suite de la visite de Poutine à Pyongyang les 18 et 19 juin, trois documents ont été signés : un Accord de partenariat stratégique global, un Accord entre les gouvernements de la Russie et de la Corée du Nord sur la construction d'un pont routier à la frontière de Tumangang, et un Accord intergouvernemental sur la coopération dans les domaines de la santé, de l'éducation médicale et des sciences. [8]
L’Accord de partenariat stratégique global entre la Corée du Nord et la Russie marque une nouvelle étape dans leurs relations, démontrant un niveau élevé de coopération. Cet accord vise à promouvoir un ordre mondial multipolaire en opposition à l'ordre mondial occidental, décrit par le président Vladimir Poutine comme « une dictature néocoloniale mondiale ». [9] Il confirme l'engagement des deux pays à défendre la justice internationale et à s'opposer aux ambitions hégémoniques de l'Occident, tout en respectant et s’appuyant sur les principes de la Charte des Nations Unies.
Un aspect clé de l'accord est l'engagement des deux parties à fournir une assistance militaire mutuelle en cas d'attaque, ce qui pourrait suggérer la formation d'une alliance militaire. Cependant, la coopération et les engagements dans le cadre de l'accord ne sont pas dirigés contre des pays tiers, excluant ainsi une alliance militaire qui aurait pu nuire aux autres États. En outre, l'accord prévoit la tenue d'activités conjointes pour renforcer la défense et prévenir la guerre, ainsi que la coopération au sein des organisations internationales, y compris l'ONU.
La coopération économique est également une composante importante de l'accord. Les deux pays prévoient d'augmenter les volumes de commerce et de développer des zones économiques libres, facilitant les investissements mutuels et la recherche scientifique. La coopération scientifique comprend des projets communs dans les domaines de l'espace, de la biologie, de l'énergie atomique et des technologies de l'information, soulignant les ambitions des deux pays dans le développement des technologies de pointe et de l'innovation.
Il est intéressant de noter que la visite de Vladimir Poutine en Corée du Nord a déplacé l'attention des pays occidentaux de la Russie et de son « opération militaire spéciale » (terme militaire et politique officiel utilisé par le gouvernement russe) menée en Ukraine vers la Corée du Nord, tandis que le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a appelé la Russie à respecter les sanctions à l'égard de la Corée du Nord, mais n'a pas appelé cette dernière à respecter les sanctions à l'égard de la Fédération de Russie. [10]
L'union russo-nord-coréenne, notamment avec la signature de l'Accord de partenariat stratégique global, représente sans aucun doute un coup dur pour les relations avec la Corée du Sud. Du point de vue de Séoul, il s'agit d'un échec diplomatique majeur sur le front russe. Pendant des décennies, la Corée du Sud a tenté de construire des relations spéciales avec Moscou et de distancer la Russie de Pyongyang, mais cela a finalement échoué.
A l’avenir, il est probable que l’approfondissement des relations russo-nord-coréennes affecte les liens entre Moscou et les rivaux régionaux de Pyongyang, notamment la Corée du Sud et le Japon. Si la hausse des échanges se poursuit (ce qui est sûr tant que le conflit militaire opposant la Russie et l’Ukraine sera en cours), la Russie pourrait être amenée à jouer un rôle crucial pour la Corée du Nord en réduisant la dépendance presque monopolistique de cette dernière vis-à-vis de la Chine.
Le Vietnam entre l'ombre de l'Union Soviétique et l'avenir avec la Russie
Vladimir Poutine avait visité jusqu’alors le Vietnam à quatre reprises (en 2001, 2006, 2013 et 2017), quand Dmitri Medvedev, le Président de la Russie entre 2008 et 2012, ne l’avait visité qu’une seule fois en 2010. Lors de ces visites, plusieurs accords importants avaient été conclus. En 2001, ont été signés la Déclaration sur le partenariat stratégique entre la Russie et le Vietnam ainsi que des accords intergouvernementaux de coopération dans les domaines bancaire, pétrolier et gazier. [11] En 2006, cinq documents ont été signés, y compris un accord de coopération stratégique entre Gazprom et la société pétrolière vietnamienne Petrovietnam. [12] En 2010, d’autres accords ont porté sur la coopération et l'assistance mutuelle en matière de douanes et sur la coopération énergétique. [13] En 2013, la visite de Vladimir Poutine avait conduit à l’émission d’une déclaration commune pour renforcer les relations de partenariat stratégique global entre la Russie et le Vietnam, ainsi qu'à la signature d’un ensemble de 18 documents de coopération dans divers domaines. [14] Enfin, la quatrième visite du président Poutine au Vietnam a eu lieu en novembre 2017, à l'occasion du sommet de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) à Da Nang. En marge de cet événement, il s’était entretenu avec le président vietnamien Tran Dai Quang, avec lequel il avait prononcé une déclaration conjointe sur la sécurité de l'information internationale a été adoptée. [15]
Le Vietnam occupe donc une place particulière parmi les partenaires de la Russie en région Asie-Pacifique. Cette relation bilatérale repose sur une base historique solide, mais aussi demeure un croisement des intérêts géopolitiques et stratégiques communs. Pour le Vietnam, la coopération avec la Russie offre un contrepoids aux influences régionales dominées par des acteurs comme la Chine et les États-Unis. Cela permet au Vietnam de diversifier ses relations internationales et de renforcer sa position dans la région, en s’entendant bien à la fois avec la Chine, les États-Unis, l’Inde, la Russie et l’Australie. La Russie, à son tour, voit le Vietnam comme un partenaire potentiel pour étendre son influence en Asie du Sud-Est. [16]
La Russie et le Vietnam partagent des points de vue similaires sur de nombreuses questions internationales et régionales, comme la stabilité régionale et le multilatéralisme, et se soutiennent mutuellement sur les scènes internationales. Le Vietnam adopte une position neutre concernant la campagne militaire menée par la Russie en Ukraine. Par exemple, la délégation vietnamienne s'est abstenue lors des votes sur toutes les résolutions anti-russes de l'Assemblée générale de l'ONU liées à la situation en Ukraine [17] et a voté contre la suspension de la Russie du Conseil des droits de l'homme de l’ONU. [18] Par ailleurs, le commerce russo-vietnamien ne cesse d’accroître et a augmenté d’une valeur entre 2,3% (selon les sources vietnamiennes) [19] et 8,3% (selon les sources russes) en 2023 par rapport à 2022. [20]
À l'issue de la visite de Vladimir Poutine à Hanoï les 19 et 20 juin, 15 documents ont été signés. La société Zarubezhneft a obtenu une licence pour l'exploitation du bloc 11-2 du plateau continental du Vietnam, tandis que Novatek a signé un mémorandum de coopération avec la société d'État PetroVietnam. La société russe RusHydro a de son côté l'intention de participer à l'expansion de la capacité des centrales hydroélectriques sur les rivières vietnamiennes. [21]
La Russie et le Vietnam ont signé des accords de coopération dans les domaines de l'enseignement supérieur, de la culture et de l'agriculture, ainsi qu'ils continuent à développer leur coopération dans le domaine des technologies nucléaires et de l'infrastructure de laboratoire. Un mémorandum pour la construction d'un Centre de science nucléaire et de technologie au Vietnam a également été conclu. Le point principal a été la signature d'un accord de coopération bilatérale dans le domaine de la défense et de la sécurité. Les dirigeants sont de surcroît convenus de ne pas conclure des accords pouvant nuire à l'indépendance et à la souveraineté des deux États avec des pays tiers. [22]
Les accords avec les deux pays revêtent une importance stratégique significative pour la Russie, mais ils poursuivent des objectifs différents et ont un poids distinct dans le contexte de la politique étrangère et de la coopération technico-militaire.
Les accords avec la Corée du Nord sont potentiellement plus importants en termes de coopération technico-militaire, étant donné que la Russie peut proposer à Pyongyang un large éventail d'armes et de technologies dont la Corée du Nord a besoin pour moderniser ses forces armées, notamment dans les domaines de l'aviation, de la défense aérienne et de la flotte navale. Un aspect important est que la Russie peut également s'intéresser aux technologies et ressources nord-coréennes, telles que les machines-outils de haute précision, qui pourraient devenir un élément crucial de l'économie de guerre russe. Cela rend la coopération avec la Corée du Nord mutuellement bénéfique et plus équilibrée. Politiquement, l'amélioration des relations avec la Corée du Nord peut renforcer les positions de la Russie en Asie et créer des leviers supplémentaires sur la scène internationale, en particulier dans le contexte des tensions régionales et des sanctions contre Pyongyang.
Les accords avec le Vietnam sont également importants, mais ils sont davantage orientés vers le maintien des positions existantes de la Russie en tant que principal fournisseur d'armes pour le Vietnam. La Russie cherche à conserver le Vietnam parmi ses clients clés dans le domaine de l'armement, malgré la concurrence des États-Unis et de l'Union européenne. Cependant, le Vietnam, contrairement à la Corée du Nord, ne peut pas être considéré comme une source d'importation de produits militaires en Russie, ce qui rend cet accord unilatéral par nature. Le Vietnam est limité dans ses capacités en raison de facteurs économiques et politiques liés à ses relations avec les pays occidentaux. De plus, le maintien du Vietnam dans l'orbite de l'influence russe est une tâche plus complexe, compte tenu des efforts de l'Occident pour promouvoir ses armes sur le marché vietnamien.
Conclusion
La série de visites de Vladimir Poutine en Asie et les accords signés avec la Chine, la Corée du Nord, le Vietnam et l’Inde en mai-juillet 2024 illustrent une intensification stratégique du pivot vers l'Est de la Russie, un mouvement clairement conçu pour diversifier ses alliances et réduire sa dépendance vis-à-vis de partenaires occidentaux de plus en plus hostiles. Cette approche n'est pas seulement une réaction à l'isolement international accru suite au conflit militaire en Ukraine, mais aussi une vision proactive pour sécuriser et étendre l'influence russe dans une région dynamique et stratégiquement cruciale.
Les accords signés, notamment ceux avec la Corée du Nord, qui comprennent une assistance militaire mutuelle, et les multiples accords avec le Vietnam, qui marquent le 30e anniversaire du Traité d'amitié russo-vietnamien, montrent que la Russie cherche à renforcer ses liens non seulement sur le plan économique mais aussi militaire et technologique. Ces démarches signalent une volonté de Moscou de former un bloc régional plus cohérent et résistant aux pressions occidentales.
La coopération renforcée avec la Chine, en particulier, se démarque comme un élément central de cette stratégie, témoignant d'une alliance qui se veut une réponse directe à l'hégémonie américaine. Cela est souligné par l'adhésion aux projets chinois tels que la Nouvelle Route de la Soie et l'implication dans des initiatives économiques transnationales, qui visent à créer une nouvelle dynamique de pouvoir en Eurasie.
Le sommet entre l'Inde et la Russie a souligné la résilience de leur partenariat stratégique malgré des tensions globales et l'absence d'accords majeurs, révélant ainsi la stratégie indienne de maintenir un équilibre délicat entre ses relations avec la Russie et l'Occident tout en naviguant dans un contexte international de plus en plus complexe.
En conclusion, le pivot vers l'Est de la Russie, renforcé par ces visites et accords, révèle une stratégie géopolitique visant à établir la Russie comme un partenaire incontournable en Asie, capable de contrer l'influence occidentale tout en ouvrant de nouveaux canaux de coopération économique, technologique et militaire. Cette orientation pourrait redéfinir les équilibres régionaux, voire globaux, posant ainsi les bases d'un monde multipolaire plus marqué.