13/2/2025
Le 8 août 2024, le Président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev, publiait une tribune dans le journal Kazakhstanskaya Pravda. Apologie de l’Asie centrale, « La renaissance de l'Asie centrale : vers un développement durable et la prospérité »¹ présente l’avenir d’une région composée de cinq Etats : le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, dans laquelle, le Chef d’Etat kazakh se veut le héraut d’une nouvelle ère eurasiatique caractérisée par son autonomie et son unité.
Face à ces propos, les idées oubliées de Halford John Mackinder, géographe britannique, retrouvent une résonance contemporaine. En 1904, Mackinder présente une analyse stratégique de l’Asie Centrale. Il nomme cette région « Heartland » car elle représenterait le « pivot stratégique de l’histoire ». Riche en ressources naturelles et protégé par sa géographie, le Heartland offre à celui qui le contrôle la capacité de projeter sa puissance sur les régions qui l’entoure, appelées « World-Island ». Alors, selon Mackinder, celui qui contrôle le « World-Island » devient celui qui commande le monde².
Aujourd’hui, si ce postulat semble exagéré, certains arguments restent pertinents. L’Asie centrale, en tant que Heartland moderne, conserve une géographie particulière, naturellement fortifiée par des chaînes de montagnes imposantes à l’image de Tian Chan et Pamir, et par les déserts inhospitaliers du Karakoum et du Kyzylkoum. Ses ressources en pétrole, gaz et uranium, ainsi que sa position de carrefour entre l’Europe et l’Asie, en font un espace stratégique idéal et convoité. Le Grand Jeu s’est cependant redessiné, il ne s’agit plus d’une rivalité entre les grandes puissances impériales britanniques et russes, mais d’une lutte d’influence entre la Chine et la Russie.
Dans ce contexte, le Kazakhstan aspire à incarner le leadership régional, réinterprétant la théorie de Mackinder : « who rules East Europe commands the Heartland, who rules the Heartland [...] commands the world »³ (qui contrôle l’Europe de l’Est commande le Heartland, qui contrôle le Heartland commande le monde). Néanmoins, dans ce récit moderne, l’objectif n’est pas la domination mondiale, mais la construction d’une intégration régionale apaisant les rivalités frontalières et équilibrant l’influence des puissances étrangères. Si le Kazakhstan concrétise ce rêve, il offrirait à l’Asie centrale une capacité de projection de puissance unique, s’appuyant sur la maîtrise de ressources énergétiques essentielles et de routes commerciales stratégiques. Or, cet idéal restera une chimère utopique tant que les divisions et les jeux d’influences demeurent présents en Asie centrale. La réussite de cet ambition est conditionnée par l’établissement d’une coopération régionale indépendante et durable.
Depuis les premières routes de la soie jusqu’aux mythiques conquêtes de Gengis Khan, l’Asie centrale n’a cessé de fasciner. A travers les récits de Joseph Kessel, cette région a nourri un imaginaire collectif fait de vastes steppes et de traditions ancestrales, où les visiteurs se pressent pour apercevoir un cavalier franchir le cercle de justice d’un buzkashi, lors des festivités de Navrouz⁴. Tokaïev entend capitaliser sur cet héritage culturel pour promouvoir le tourisme et renforcer l’identité régionale à travers la création d’une « maison commune »⁵.
A l’aune des rivalités persistantes au sein de l’Eurasie et face aux multiples influences étrangères, les ambitions du Kazakhstan sont-elles porteuses de crédibilité ? Malgré les efforts engagés, trois défis majeurs subsistent : l'absence de structures politiques communes, la dépendance aux puissances extérieures et le manque d'engagement des autres États de la région. Cette analyse s’articulera autour des ambitions kazakhes, des divergences entre les trajectoires des voisins eurasiatiques, avant d’aborder le défi d’équilibrisme auquel la région est confrontée face aux influences concurrentes.
Sous l’impulsion du président Kassym-Jomart Tokaïev, le Kazakhstan cherche à jouer un rôle moteur dans la coopération régionale, en proposant des initiatives visant à garantir la paix et la stabilité, tout en assurant une autonomie économique durable.
Pour parvenir au maintien de la paix et de la stabilité en Asie centrale, Tokaïev propose d’élaborer un « catalogue des risques de sécurité pour l’Asie centrale et des mesures visant à les prévenir » et prône la création d’une « architecture de sécurité régionale »⁶. Si ces paroles souffrent d’un manque de crédibilité immédiat en raison de l’absence de structures institutionnelles solides et de la méfiance persistante entre les États, elles positionnent néanmoins le Kazakhstan comme un porteur de solutions régionales.
L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) joue un rôle clé dans cette dynamique en couvrant des domaines variés : maîtrise des armements, gestion des frontières, lutte contre le terrorisme, promotion de la bonne gouvernance et renforcement de l’État de droit⁷. Ces missions sont associées à des actions d’assistance pour le renforcement de la législation et de conseils pour l’amélioration du fonctionnement des pouvoirs publics et des organismes gouvernementaux.
Par ailleurs, des réunions consultatives des chefs d’État d’Asie centrale ont été organisées à cinq reprises. Elles offrent également un cadre pour le développement d’une coopération régionale. Lors du dernier Sommet, un processus de signature du Traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération a été initié, et il a été décidé de créer un « Conseil des coordinateurs nationaux pour les Réunions consultatives des chefs d’État d’Asie centrale »⁸.
Ces initiatives témoignent d’un certain progrès vers une intégration régionale crédibilisant la pensée de Kassym-Jomart Tokaïev. Cependant, cette image modèle du Kazakhstan est mise à l’épreuve par des défaillances en matière de gouvernance, comme l’illustre le référendum du 6 octobre 2024 sur la construction d’une première centrale nucléaire. Approuvé à plus de 60 %, le déroulement discutable du scrutin a été marqué par de nombreuses irrégularités. Les 177 observateurs internationaux présents ont notamment constaté « l’installation de caméras au-dessus des isoloirs, le bourrage d’urnes, l’arrestations d’opposants au projet et l’expulsion d’observateurs »⁹. Ces aspérités soulignent les défis persistants pour parvenir à la paix et la stabilité dans la région.
Selon le président Kassym-Jomart Tokaïev, la renaissance de l’Asie centrale ne pourra se concrétiser qu’à travers une autonomisation durable de l’économie. Cela suppose la transition d’une économie fondée sur l’exportation de matières premières vers un modèle axé sur l’innovation et la production intellectuelle. Toutefois, cette ambition se heurte aux réalités économiques de la région. Malgré les efforts de diversification, l’Asie centrale reste enfermée dans une logique d’exportation de ressources naturelles, freinant ainsi son positionnement sur de nouveaux marchés, notamment dans les industries du numérique.
Leader modèle, le Kazakhstan a créé le Centre financier international d’Astana (AIFC) pour attirer les investissements et s’imposer comme un hub économique incontournable¹º. Cependant, alors que l’AIFC est censé renforcer l’indépendance économique du pays, il repose encore largement sur des capitaux étrangers, laissant ainsi l’autonomie financière du Kazakhstan en construction et dépendante de ces financements.
Dans la région, l’Ouzbékistan, sous la présidence de Shavkat Mirzioïev, affiche également des efforts d’intégration économique via des réformes et des partenariats avec le Kazakhstan, comme en témoigne la création de coentreprises, telles que la société textile Alliance à Chymkent¹¹. Selon l’ambassade d’Ouzbékistan au Kazakhstan, pas moins de 809 entreprises à capitaux kazakhs opèrent aujourd’hui en Ouzbékistan¹², ce qui témoigne de l’ampleur des échanges économiques entre les deux pays.
Cependant, ces succès restent essentiellement bilatéraux, soulignant l'absence d’une approche véritablement régionale. Certes, l’Union économique eurasiatique (UEE) pourrait offrir un cadre potentiel de coopération mais, dominée par la Russie, elle suscite des réticences de la part des États, soucieux de préserver leur souveraineté.
Bien que les initiatives kazakhes offrent des perspectives de coopération, elles se heurtent à de nombreux obstacles, limitant la crédibilité d’une intégration économique vectrice de stabilité régionale.
Malgré les efforts du Kazakhstan pour promouvoir une intégration régionale fondée sur des valeurs de stabilité et de prospérité partagées, des dissensions profondes persistent entre les États d’Asie centrale, sapant ainsi la crédibilité d’une coopération régionale.
Les violations persistantes des droits et libertés fondamentaux en Ouzbékistan et au Turkménistan fragilisent l’image de l’Asie centrale, compromettant son attractivité sur la scène internationale. Si le Kazakhstan tente de se positionner comme un leader régional prônant modernisation et démocratie, la persistance de formes d’autoritarisme dans ces deux pays révèle une fracture idéologique profonde, freinant tout progrès vers une gouvernance collective fondée sur la transparence et le respect des droits de l’homme.
Malgré des avancées économiques sous la présidence de Shavkat Mirzioïev, l’Ouzbékistan demeure marqué par une forte centralisation du pouvoir et un contrôle strict de l’appareil sécuritaire. L’exemple du Karakalpakstan est révélateur : en 2022, la tentative de suppression de son statut autonome a déclenché des protestations violemment réprimées, par l’emploi étatique d’armes létales contre la foule, révélant ainsi la fragilité des droits civiques¹³. Plus récemment, un projet de loi soumettant les médias et la production culturelle à un examen moral, censé préserver les valeurs ouzbèkes, a renforcé le contrôle étatique et limité la liberté d’expression¹⁴. Ces pratiques discréditent la vision démocratique promue par le Kazakhstan.
Plus au sud, le Turkménistan incarne une autre forme de blocage. Gouverné par un régime autoritaire sous la dyarchie de Gurbanguly et Serdar Berdimuhamedov, le pays demeure fermé. Cette dyarchie perpétue la rigidité du régime et le maintien de sévères restrictions des libertés individuelles, en particulier les droits accordés aux femmes¹⁵.
Ces atteintes freinent les efforts du Kazakhstan pour promouvoir une Asie centrale démocratique et moderne. Elles découragent les investissements étrangers, notamment européens, et accentuent la marginalisation de la région sur la scène internationale. L’adhésion au principe du « peace above all », souhaité par le président Tokaïev, semble dès lors difficilement réalisable dans un tel contexte.
La gestion des ressources en eau constitue une source majeure de conflit entre les États d’Asie centrale, révélant leur incapacité structurelle à coopérer. Le Kirghizstan et le Tadjikistan, situés en amont des grands fleuves Syr-Daria et Amou-Daria, exploitent cette ressource principalement pour la production d’hydroélectricité. Le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan, situés en aval, dépendent de l’eau pour l’irrigation de leurs terres agricoles. Ces divergences d’intérêts entraînent une succession de tensions dans la région, exacerbées par la construction des barrages de Rogun (Tadjikistan) et de Kambarata (Kirghizstan), qui risquent de réduire l’approvisionnement en eau des pays en aval¹⁶.
Or, pour les pays en amont, ces projets représentent un moyen de sécuriser leur approvisionnement énergétique et un instrument de pouvoir géopolitique permettant de compenser leur faiblesse économique. A l’inverse, pour l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, ils constituent une menace directe. En hiver, les pays en amont libèrent de grandes quantités d’eau pour répondre à leurs besoins énergétiques, provoquant des inondations en aval. En été, l’absence de réserves d’eau engendre des pénuries, entraînant des périodes de sécheresse menaçant la sécurité alimentaire régionale¹⁷.
À ces différends hydriques s’ajoute un contentieux territorial de longue date entre le Kirghizstan et le Tadjikistan. En 2022, des affrontements militaires ont éclaté sur les 30 % de frontières disputées, exacerbant les tensions ethniques et politiques entre les deux pays¹⁸. Aucune concession sur le partage de la frontière n’a abouti, et face à la militarisation accrue des deux États, une résolution pacifique semble compromise.
Face à ces défis, le président Tokaïev a proposé la création d’un Consortium international de l’eau et de l’énergie, visant à instaurer un partage équitable des ressources. Bien que pertinente, cette initiative perd en crédibilité face à l'ampleur de ces différends, qui témoignent d’une incapacité structurelle à une coopération régionale. Lorsque le Président kazakh décrit l’« identité civilisationnelle de nos pays, fondée sur l’harmonisation des liens culturels et humanitaires entre peuples frères »¹⁹, il apparaît loin des réalités factuelles qui prévalent dans la région.
En Asie centrale, le terrorisme constitue une menace existentielle, en particulier pour le Tadjikistan, gangréné par le salafisme insurrectionnel. Sa fragilité politique et sa proximité avec l'Afghanistan ont favorisé la prolifération de groupes djihadistes et des dynamiques internes de radicalisation²º.
Depuis 2014, face à la réduction des forces russes stationnées sur son territoire, le Tadjikistan est devenu un terreau fertile pour les katibas djihadistes, qui cherchent à établir un Émirat islamique tadjik. Renforcés par des défections au sein des forces de sécurité, ils exploitent les failles sécuritaires, tandis que des groupes privés de mercenaires, tels que Malhama Tactical, leur fournissent formation, entraînement et soutien logistique, intensifiant leur puissance opérationnelle²¹.
Plutôt que de favoriser une approche commune, les États d’Asie centrale adoptent des stratégies sécuritaires individualistes, privilégiant la protection nationale au détriment d’une coopération régionale efficace. Les priorités divergentes et la méfiance mutuelle entre États empêchent la mise en place d’un cadre coordonné de lutte contre le terrorisme. Dans ce contexte, l’une des plus grandes craintes est le risque d’éclatement du Tadjikistan²². Le terrorisme agit comme un facteur de fragmentation plutôt que d’unification, révélant les limites du projet d'intégration régionale.
L’intégration régionale de l’Asie centrale, telle qu’ambitionnait par le président Tokaïev, suppose une coopération autonome entre les États eurasiatiques, à l’écart des agendas des puissances voisines. Cependant, la région reste un terrain d’influence stratégique pour la Russie, la Chine, l’Iran, l’Inde et la Türkiye ont les interventions fragilisent la souveraineté régionale.
Bien que jouant un rôle de second plan face aux géants russe et chinois, l’Inde et l’Iran développent leur influence, exploitant la région comme un levier stratégique. Face à la menace djihadiste croissante, l'Inde a renforcé sa présence militaire au Tadjikistan en y maintenant deux bases stratégiques : la base d’Aïni et celle de Farkhor²³. Officiellement destinée à contenir le terrorisme, cette présence offre une profondeur stratégique face au Pakistan et illustre la difficulté des Etats d’Asie centrale à s’affranchir des rivalités géopolitiques extérieures.
De son côté, l’Iran considère le Turkménistan comme une zone tampon historique. Héritage des basses terres de la Perse antique protégeant le haut plateau central, l’Etat turkmène représente une marche sécuritaire pour la République Islamique d’Iran. Achgabat étant adossé à la frontière iranienne, il est facile pour Téhéran de reproduire une stratégie de défense héritée de l’Empire perse.
Cette influence connaît également un volet économique. Après une rencontre en août 2024, dans laquelle le Président iranien Massoud Pezeshkian a qualifié les accords pétro gaziers conclus entre les deux États d’« étape stratégique »²⁴, le président du Turkménistan Serdar Berdimuhamedov et le ministre iranien de l'Énergie Abbas Aliabadi, se sont rencontrés en décembre 2024 afin de consolider ces accords. Ainsi, quatre documents communs de coopération ont été signés englobant à la fois les échanges et la distribution de gaz, mais aussi des domaines politique et culturel²⁵. Partenaires économiques et sécuritaires, l’Inde et l’Iran fragilisent la crédibilité d’une intégration régionale indépendante.
La guerre en Ukraine a ouvert une relative fenêtre d’opportunité pour l’émancipation de l’Asie centrale. Toutefois, la dépendance structurelle de ces États envers la Russie et la Chine demeure prégnante et freine leur autonomie. Malgré l’affaiblissement de l’OTSC, Moscou conserve une influence considérable, notamment via des leviers économiques et militaires au Kirghizstan et au Tadjikistan²⁶. De leur côté, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan tentent de se distancier en adoptant des postures plus affirmées, comme le passage à l’alphabet latin prévu pour 2025 et le soutien à l’intégrité territoriale ukrainienne²⁷.
Par ailleurs, l’analyse des flux commerciaux de biens stratégiques révèle que le Kirghizstan sert de plateforme de réexportation russe, mettant en évidence l’existence d’un vaste réseau de contournement des sanctions internationales²⁸. Cette situation souligne la difficulté des États eurasiatiques à s'affranchir totalement de l'influence russe.
Ensuite, à travers les Nouvelles Routes de la Soie, la Chine s’impose comme un acteur incontournable en Asie centrale, multipliant les investissements dans les infrastructures, l’énergie et le commerce. Sa présence militaire s’intensifie également, comme en témoigne la construction de deux bases militaires au Tadjikistan, visant à sécuriser la frontière afghane. L’envoi d’instructeurs militaires pour réprimer la révolte autonomiste pamirie et l’augmentation massive des investissements, avec des exportations chinoises atteignant 4,169 milliards de dollars contre 22 millions pour le Kirghizstan²⁹, accentuent les inquiétudes sur une perte progressive de souveraineté tadjike. Si l’hydre du djihad ne parvient pas au démantèlement de l’Etat tadjik, la Chine pourrait progressivement en faire sa nouvelle province.
Au Kazakhstan, la Chine finance d’importants projets de transport, notamment un hub logistique dans les ports d’Aktau et de Kuryk³º. Pour réduire sa vulnérabilité et préserver son indépendance, Astana adopte une politique de diversification tous azimuts de ces partenariats. Ainsi, à l’automne 2024, le président kazakh s’est rendu en France, où le Président Emmanuel Macron et EDF ont proposé leur aide pour la construction de la première centrale nucléaire du pays, offrant une alternative à Rosatom et National Nuclear Corporation³¹.
Face à l’afflux massif d’influences étrangères, la coopération régionale ne se limite plus à un projet économique ; elle est devenue un enjeu de souveraineté pour les États d’Asie centrale. Plus qu’un simple arrière stratégique pour la Chine, la région risque de devenir un ensemble de satellites dans une politique panchinoise. La construction d’une « maison commune » se présente non seulement comme un projet d’intégration, mais aussi un outil de survie.
Parmi les acteurs étrangers qui cherchent à s'imposer en Asie centrale, la Türkiye se distingue. À travers l’Organisation des États turciques (OET) et des projets d’infrastructure ambitieux, Ankara se positionne comme une alternative à l’influence traditionnelle de la Russie et de la Chine. Les relations turco-kazakhes se sont considérablement intensifiées ces dernières années, comme en témoigne la signature d’un accord militaire bilatéral et d’un protocole d’expansion des relations stratégiques³².
Un exemple majeur de cette coopération est le Middle Corridor, corridor de transport transcaspien, reliant la Chine à l’Europe via le Kazakhstan et la Turquie³³. Soutenu par l’Union européenne, il constitue un levier stratégique pour réduire la dépendance de l’Asie centrale au transit russe. Toutefois, la Turquie s’impose comme l’acteur dominant de cette initiative, développant des infrastructures ferroviaires et maritimes clés, consolidant ainsi son influence en Asie centrale.
Au sein de l’OET, le Kazakhstan joue un rôle actif, notamment par son engagement dans la Turkic World Vision 2040, un cadre de coopération visant à renforcer les liens économiques et énergétiques entre les États turcophones³⁴. Si cette collaboration constitue une opportunité pour promouvoir l’intégration régionale, elle risque également de subordonner le Kazakhstan aux ambitions turques, au détriment de son projet d’autonomie régionale.
Bien que la Turquie offre une alternative à la Russie et à la Chine, elle poursuit ses propres ambitions hégémoniques. Le Kazakhstan doit donc naviguer habilement pour bénéficier du partenariat turc sans tomber dans une relation asymétrique. Une dépendance technologique et financière accrue à Ankara pourrait entraîner des conséquences similaires à celles des projets chinois d’infrastructure, transformant le Middle Corridor en une « Nouvelle Route de la Soie bis » et un nouveau piège de la dette. L’enjeu est donc double : bénéficier des opportunités économiques turques tout en préservant une marge de manœuvre stratégique par la diversification des partenariats.
« Nous pouvons ainsi parler avec confiance des “Cinq d’Asie centrale” en tant que groupe de pays en développement constant et autosuffisants au cœur du continent eurasien »³⁵. Cette affirmation optimiste du président Kassym-Jomart Tokaïev, porteuse d’espoir et d’idéalisme, se heurte aux réalités politiques, économiques et sécuritaires de la région. L’analyse de la situation actuelle révèle que l’Asie centrale reste fragmentée et loin de constituer une entité unie et cohérente. Néanmoins, la tribune du président kazakh ne se limite pas à un simple exercice rhétorique. Elle incarne une volonté politique et projette une conviction fondamentale : croire en cette union est une condition préalable à sa concrétisation.
L’élaboration d’un tableau de criticité permet d’établir des priorités d’action nécessaire pour favoriser une stabilité durable. Fondé sur un coefficient évaluant la quantité et l’impact des difficultés rencontrées par chaque État, cet outil souligne que la stabilité régionale est la clé du succès du projet de « maison commune ». Il met en évidence l’urgence d’interventions au Tadjikistan et au Kirghizstan.
Avec un coefficient de criticité très élevé (25), le Tadjikistan représente le défi le plus urgent. Sa stabilisation, à travers des initiatives sécuritaires et des investissements ciblés, est essentielle pour garantir sa souveraineté régionale. Le Kirghizstan, confronté à des défis similaires (coef. 16), requiert également une attention particulière. Au Turkménistan, la fermeture du régime autoritaire lui confère une place intermédiaire (coef. 12), freinant son intégration régionale. Le Kazakhstan (coef 9), bien que mieux positionné, reste confronté à des défis liés à sa dépendance économique, tandis que l’Ouzbékistan, par sa volonté d’intégration multilatérale, apparaît comme le futur adjoint du Kazakhstan dans le projet de renaissance de la région.
Au-delà des discours panégyriques, la construction d’une « maison commune » n’est pas seulement une ambition politique, mais un impératif de survie face aux pressions économiques, géopolitiques et sécuritaires croissantes. La coopération régionale doit être institutionnalisée pour garantir des politiques communes sur les ressources, favoriser une convergence économique et diversifier les partenariats internationaux. C’est à ces conditions que l’Asie centrale pourra dépasser le stade des déclarations d’intention pour devenir un Heartland puissant, maître de son avenir.