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La puissance de calcul, miroir des ambiguïtés d'une puissance en transition ? Le cas saoudien.

Signé le 22 mai 2024 entre la pépite française de l’informatique quantique Pasqal et Aramco, l’accord prévoyant l’installation d’un ordinateur quantique dans le royaume en 2025 a fait grand bruit. Révolutionnant les processus de calcul traditionnel, l’informatique quantique connaît un essor florissant ces derniers mois, et entame une phase de commercialisation partout dans le monde. Après une levée de fonds estimée à 100 millions d’euros en 2023, cet accord très commenté confirme ainsi la place de Pasqal au rang des entreprises les plus prometteuses sur ce segment. Mais l’implantation d’un dispositif quantique en Arabie Saoudite souligne aussi une autre tendance : l’avant-gardisme et le positionnement de plus en plus central de l’Arabie Saoudite dans le secteur des technologies de l’information, et plus particulièrement de la puissance de calcul.

       Quelques mois plus tôt, l’Arabie Saoudite avait déjà accueilli pour la troisième fois le « LEAP Forum », un congrès d’envergure mondiale présenté comme le « Davos du numérique », du 4 au 7 mars 2024. Plus de 170.000 visiteurs, 1800 exposants, et une série d’invités et d’orateurs de marque – dont les têtes très visibles des plus grandes entreprises mondiales de la technologie – avaient cette année encore foulé le sol du Riyadh International Convention & Exhibition Center. Comme chaque année, l’agence de presse nationale avait par ailleurs annoncé des investissements records dans la recherche et l’industrie sur le sol saoudien, portés à 10 milliards de dollars. La moitié provient d’Amazon via sa filiale AWS, laquelle domine, aux côtés de Microsoft et Google le marché des Hyperscale Datacenters (1). Cet investissement à très grande échelle doit permettre le développement des infrastructures Cloud et IA du pays. 

De fait, la nouvelle appétence de Riyad pour les technologies de l’information et de la communication incarne et médiatise les efforts engagés par Riyadh pour s’engager sur d’autres voies de la puissance. Encore largement dominée par l’exploitation de la manne pétrolière, l’économie saoudienne a initié un vaste processus de conversion et de transformation censé faire du pays un leader technologique, industriel et scientifique de rang mondial. Dans une perspective holistique, la transition économique est censée entraîner avec elle l’évolution de l’ensemble de la société saoudienne : le système politique, économique et social saoudien, bâti sur les hydrocarbures, pourrait selon certains accoucher d’une « société gouvernée par la donnée » et la connaissance.

       Fondamentalement, l’IA ou le Cloud figurent parmi les nouveaux vecteurs de l’attractivité renouvelée du royaume : ils contribuent à marquer la transition économique sous le sceau de la « quatrième révolution industrielle », et participent à la hausse de la productivité et de la valeur ajoutée des activités locales. Mais cette évolution en génère une autre, tout aussi fondamentale : la hausse drastique des applications industrielles du big data conduit à faire de la gestion de données de masse une condition fondamentale de la réussite de la transition du royaume. Cette  « massification » des données à traiter dans le royaume est aussi alimentée par l’investissement du pays dans des champs de la recherche de pointe (nucléaire, météorologie, modélisation industrielle…), nouvellement investis par Riyad.

 

Quels enjeux pour la puissance de calcul ?

 

       La capacité d’un Etat à traiter d’importantes masses de données requiert qu’il dispose d’une puissance de calcul suffisamment élevée.  Paramètre structurant de la puissance contemporaine, la celle-ci joue un rôle clé dans l’analyse de données de masse, et peut être développée de différente manière. Paradigme historique, le « calcul haute-performance » a été largement utilisé depuis les années 90 dans le domaine industriel et scientifique. Il s’est généralement exprimé à travers le modèle des « supercalculateurs », fonctionnant par le biais d’une très grande quantité – plusieurs millions – de processeurs travaillant en parallèle pour traiter d’importants jeux de données.

       Or, l’explosion des besoins saoudiens en puissance de calcul intervient dans un contexte particulier. Jusqu’à présent, la « Loi de Moore », qui disposait que la miniaturisation des transistors (divisés par 2 tous les 2 ans) permettait de multiplier d’autant la puissance de calcul des puces tous les deux ans ; et donc permettait d’aligner la hausse de la puissance disponible sur la hausse des besoins. Dans le contexte actuel, la miniaturisation des puces ayant atteint une forme de palier (dû à l’incapacité d’en réduire encore la taille, atteignant aujourd’hui 5, voire 3 nm pour les plus récentes), le recours à de nouveaux procédés – comme le calcul quantique – permet de pallier la hausse des besoins. Pour rappel, le calcul quantique repose sur le postulat que le système informatique binaire – basé sur l’utilisation de valeurs chiffrées 0 ou 1 – peut être dépassé par un nouveau paradigme où une valeur peut être à la fois 0 et 1. La « superposition » des valeurs potentielles, doit conduire ces dispositifs à effectuer des calculs très complexes plus rapidement.

       Outil décisif au service de la recherche scientifique et industrielle, le dilemme de la puissance de calcul traverse toutes les économies développées, et met en lumière les dilemmes propres au contexte saoudien. Investissant le domaine des supercalculateurs et du calcul quantique, Riyad joue le jeu d’un nouvel espace de compétition scientifique, technologique et industrielle. « Puissance technologique » en devenir, l’Arabie a commencé à structurer son intérêt pour la puissance de calcul autour de programmes, voire d’institutions dédiées, et a certifié fin 2023 son programme de supercalculateurs « Shaheen III » comme étant le plus puissant du Moyen-Orient.

 

L’Arabie Saoudite : une puissance technologique en devenir ?

  Historiquement acquise à une représentation du développement où surdominent les activités pétrolières, l’Arabie Saoudite a pourtant vu dans le développement technologique « la clé de son aspiration la plus claire : l’accès à la « richesse et à la puissance (« Wealth and Power ») » (2), et ce relativement tôt. Dès le début des années 80, d’importants chantiers sont mis en œuvre pour engager une ambitieuse politique tournée vers la recherche et l’expérimentation technologique ; tendance illustrée par l’inauguration de la King Abdulaziz City for Science & Technology (KACST) en 1985. Dans un contexte marqué par le manque d’infrastructures et d’orientations étatiques claires sur les enjeux technologiques, la KACST endossait, entre autres missions, celle de la gestion (et si possible, de la baisse) des importations de technologies depuis l’étranger.

       Pour autant, l’approche « acquisitionnelle » de la technologie portée par Riyadh a rapidement trouvé ses limites, et l’impact du développement très limité du secteur technologique souverain sur l’autonomie du pays a été souligné dès les années 90. Le 5e plan quinquennal de développement saoudien, déployé sur la période 1990-1995, avance que « le défi scientifique et technologique le plus important rencontré par le pays à l’heure actuelle porte sur l’écart entre les technologies utilisées… et celles que l’Arabie Saoudite peut transformer ou produire par elle-même ».  L’impulsion donnée par le plan est en ce sens décisive, puisqu’il évoque pour la première fois l’importance de la diversification économique et la nécessité d’appuyer l’émergence du secteur privé dans l’industrie et la R&D.  Confirmant cette perspective, le « National Science, Technology and Innovation Plan » (NSTIP) de 2002 (3), dont KACST est chargée de l’exécution, amorce un pivot historique, en établissant une feuille de route supposée conduire à l’émergence d’un « écosystème IT national compétitif » d’ici 2025.

  L’évolution du contexte économique international et la pression croissante sur l’avenir de la rente pétrolière conduisent la monarchie à entériner un vaste programme de réformes dès le milieu des années 2010. La publication du plan « Vision 2030 » (4) en 2016 détermine les soubassements d’une « Grande Stratégie » censée, entre autres, s’imposer sur la scène internationale par le biais d’une « économie florissante », plus productive, et soutenable sur le plan économique et énergétique. En parallèle, le lancement d’une deuxième phase (2015-2019) du National Science, Technology and Innovation Strategic Plan (NSTIP) conduit à orienter l’écosystème industriel et scientifique vers la recherche de dividendes : l’innovation doit désormais être mise au service de la puissance économique saoudienne, et la technologie faire office « d’accélérateur » pour l’industrialisation.

       Marginalisé par la « Grande Stratégie » saoudienne, le développement technologique est ainsi envisagé comme une condition et un moyen permettant à l’Arabie d’adresser l’ensemble des enjeux de la double transition économique et énergétique. A ce titre, l’impulsion du plan Vision 2030 est déclinée à travers plusieurs programmes sectoriels, encadrés par des institutions spécialisées ad hoc, qui rationalisent et administrent le développement technologique dans plusieurs domaines considérés comme participant à la stratégie globale du royaume. Typiquement, plusieurs « objectifs stratégiques » du plan concernent le secteur de la santé – comme le développement de l’e-santé ou la privatisation du secteur – et sont contrôlés par « l’Autorité de Santé Publique » saoudienne, créée en 2021. D’autres secteurs comme la cybersécurité ou l’espace, voient naître une autorité d’Etat spécialisée à la suite de la publication du plan. 

       A terme, l’omniprésence tacite de la composante numérique et technologique dans les perspectives de développement et de diversification de l’économie saoudienne conduisent à renforcer le rôle – si ce n’est la suprématie – de la donnée comme ressource transversale à l’ensemble du système. Loin d’être perçues comme des externalités du développement du reste de l’industrie, la numérisation de l’industrie et la gestion des data font aujourd’hui partie des priorités permettant d’accoucher d’une société et d’une économie gouvernées non plus par le pétrole mais par la « connaissance » (5). C’est d’ailleurs l’un des objectifs de la « Saudi Data and AI Authority » (SDAIA), créée en 2019,  et dont les objectifs sont exprimés dans la « National Strategy for Data and AI » présentée l’année suivante. Investie sur le segment des supercalculateurs, la SDAIA a par exemple signé, en 2023, un mémorandum d’entente avec le géant américain Nvidia, qui doit permettre la mise en place de plateformes de supercalcul dans le pays d’ici 2030 (6).

       Fondamentalement, la SDAIA agit sur deux volets. D’un côté, l’institution doit fournir à l’économie du pays les leviers nécessaires lui permettant de réussir les évolutions économiques et technologiques qu’il s’est fixé, notamment via la numérisation. La mobilisation d’une puissance de calcul suffisante permettant de traiter une masse conséquente de données est un prérequis immédiat, à la fois parce que certaines activités mobilisent des flux de données inédits (comme la recherche nucléaire), mais aussi parce que la volumétrie totale combinée de données issues de l’ensemble des verticales de croissance du pays devrait exploser dans les prochaines années. De l’autre côté, d’un « outil » de la croissance, la mobilisation d’une puissance de calcul suffisante conduit à investir un nouvel espace de compétition par le biais de programmes renforçant participant à la recherche d’une forme de puissance d’innovation. Condition et paramètre du développement global du royaume, la puissance de calcul devient, par elle-même, un enjeu de suprématie en soi.

 

La puissance de calcul : dilemme contemporain. Quelle politique pour Riyadh ?

   L’Arabie Saoudite a pris très au sérieux la problématique de la puissance de calcul, et a fait état d’avancées majeures, largement relayées sur le plan médiatique et politique. Si aucune stratégie « globale » n’a été annoncée par SDAIA ou par une autre instance officielle, la politique énoncée par Riyadh est essentiellement implémentée et portée par deux institutions dominantes.

         D’un côté, les acteurs du secteur des hydrocarbures, ARAMCO en tête, jouent un rôle de premier plan dans la course à l’innovation technologique, celle-ci même qui est censée permettre au royaume de réussir son ambitieux programme de transition économique et énergétique. Fait notable, la moitié des supercalculateurs que compte le royaume – et notamment les trois premiers dont fut doté le royaume – sont toujours détenus et opérés par ARAMCO ; qui joue toujours un rôle fondamental dans l’architecture nationale de R&D du pays. « Dammam-7 » – baptisé du nom de la cité pétrolière historique saoudienne et élu supercalculateur le plus puissant du Moyen-Orient en 2021 – est la propriété de l’entreprise. Opérant des modèles de la Terre en 3D, il serait surtout utilisé dans la prospection de nouveaux gisements pétroliers, et la recherche appliquée au secteur pétrochimique, en pleine expansion sur le territoire saoudien. Sur le segment, quantique, ARAMCO est l’un des premiers acteurs au monde à se doter d’un ordinateur quantique – « le plus puissant déployé à des fins industrielles » (7) – par le biais de l’accord signé avec Pasqal le 22 mai 2024. Jouissant d’une exclusivité sur l’exploitation du dispositif, le géant pétrolier devrait l’utiliser pour rechercher « de nouveaux cas d’utilisation » dans le domaine de la recherche énergétique.

       De l’autre, Dès 2009, la mise en place du programme de supercalculateurs « Shaheen » coïncide avec l’inauguration de la « King Abdullah University of Science and Technology » (KAUST). Centre d’excellence qui endosse la responsabilité du programme, le « KAUST Supercomputing Core Laboratory » (KSL) est pensée comme une institution au service des savoirs, du rayonnement et du progrès, et dit s’inspirer d’institutions historiques dans la tradition intellectuelle arabe, comme la « Maison de la connaissance » (Bayt al-Hekma) de Bagdad (832-1258). Il paraît utile d’ajouter qu’à son lancement, KAUST est la première structure universitaire à opérer un programme de supercalculateurs, privilège jusque-là acquis à la mainmise du géant pétrolier. Outil-phare du royaume, le programme Shaheen accompagne, reflète et soutient les ambitions énoncées par le royaume à la fin des années 2010 en matière de diversification économique et de progrès technologique et sociétal. Acteur dominant dans le champ de la recherche universitaire dans le domaine technologique en Arabie Saoudite, KAUST a également annoncé en 2021 la signature d’un accord avec l’un des leaders des technologies softwares quantiques, la compagnie américaine Harvard Zapata Computing. A priori, cet accord devrait est censé permettre à l’université d’approfondir ses travaux en matière de dynamique des fluides.

       Ainsi, les avancées dans le domaine de la puissance de calcul révèlent de profondes disparités dans la « conception » même des besoins et des orientations du pays en matière de progrès technique et industriel. Cette diversité s’exprime à l’intérieur même d’une politique pensée au prisme du défi de la souveraineté du pays ; le plan « Vision 2030 » précisant que l’innovation générée dans le royaume devait aussi être captée sur le sol national saoudien.

       A ce titre, le développement d’une plus grande puissance de calcul en Arabie Saoudite pourrait être porteuse de dynamiques nouvelles. Sur le sol national, la possession de telles capacités de pointe, par le biais des supercalculateurs, semble consacrer la prédominance de structures « dotées ». Influant sur la partition géopolitique interne au sein même du système économique et scientifique saoudien, elle confère à deux institutions une suprématie encore plus claire. La « King Abdullah University for Science & Technology », dans le domaine académique et scientifique, jouit d’une domination renouvelée sur ce segment dans l’espace universitaire et accueille régulièrement des partenariats avec d’autres universités. ARAMCO, de son côté, réussit le défi du renouvellement de son positionnement dans l’espace national de R&D ; et se place naturellement aux avant-postes des efforts réalisés pour penser, théoriser et planifier l’évolution de la stratégie énergétique et industrielle du pays.

       Ce constat est aussi valable dans le domaine quantique, le PDG de Pasqal ayant récemment parlé d’un « fossé » de plus en plus profond, séparant les entreprises dotées d’infrastructures quantiques de celles qui peineraient à prendre le pli de cette nouvelle révolution (8). A terme, l’exploitation d’un ordinateur quantique fonctionnel par ARAMCO suggère que l’entreprise devrait encore renforcer son positionnement d’acteur dominant sur l’écosystème de recherche scientifique et technologique du pays. L’étape franchie par ARAMCO est en effet sans précédent sur le reste du pays, où le développement de technologies quantiques souveraines reste très limité. Seul un programme liant la Saudi Space Agency et le Forum Economique Mondial (9) a été annoncé au printemps 2024. Mis en œuvre par le biais d’un « Plan Quantique » du Forum et à travers un « Centre pour la Quatrième Révolution industrielle », il devrait contribuer à l’enracinement du quantique dans l’économie saoudienne.

Une dynamique à l’épreuve du temps : l'Arabie Saoudite et la "course" aux supercalculateurs.

      

       D’une importance stratégique indéniable, la politique saoudienne en matière de puissance de calcul s’est déployée dans un contexte international en proie à une compétition de plus en plus aiguë entre les nations. Dans le Golfe, où les ambitions et les intérêts saoudiens s’expriment face à ceux des rivaux régionaux de Riyadh, le développement exponentiel du calcul haute-performance, condition de la puissance moderne, n’échappe pas à cette règle. Aux marges du « désert des déserts », les Emirats-Arabes-Unis ont lancé un programme d’envergure similaire à celui de l’Arabie Saoudite, et conclu le même partenariat avec Hewlett Packard Enterprise, mais aussi d’autres géants de la Silicon Valley comme Nvidia. Ce partenariat doit permettre la construction d’un supercalculateur de grande capacité pour la Mohamed Bin Zayed University of AI (MBZUAI). Au passage, ce projet doit voir le jour en même temps qu’ADIA Lab, centre d’envergure internationale dédié à la recherche de pointe, à l’IA et au calcul quantique. Disposant de moyens et d’ambitions similaires à KAUST, la MBZUAI fait immédiatement concurrence à sa rivale saoudienne, et matérialise, dans un nouveau champ de compétition technologique, les oppositions qui ont cours entre ces deux puissances de la région.

       Cette nouvelle dynamique compétitive n’est pas réductible aux supercalculateurs, et touche d’autres Etats ; l’Iran ayant engagé une démarche de développement dans une perspective similaire. Priorité stratégique au service des « visions » nationales de chaque Etat (10), la course à la technologie intervient de manière marginale, dans un contexte de résurgence de la compétition qui touche, en premier lieu, les composantes les plus traditionnelles du hard power comme le domaine de l’armement. Pour autant, certaines sources, comme le média israélien Hareetz, postulent de l’existence d’une « course à l’armement » (11) plus globale, incluant notamment les supercalculateurs.

       A l’échelle mondiale, les enjeux de souveraineté pesant sur les programmes saoudiens de supercalcul sont encore plus forts. Les ambitions très claires du pays quant à la diversification de son économie et à son développement scientifique et technologique conduisent à un recours plus régulier à l’importation de savoir-faire et aux transferts de technologie depuis l’étranger ; notamment sur des domaines technologiques aussi pointus que celui de la puissance de calcul. Cela n’est pas nouveau. Historiquement, Riyad a dû consentir au recours de partenaires étrangers – souvent américains – pour obtenir le matériel et les connaissances qu’exigeaient les ambitions d’une puissance neuve, inégalement développée, et priorisant d’autres secteurs de croissance.

       A l’heure actuelle, Riyad conserve les réflexes d’une coopération importante et régulière avec ses partenaires américain et chinois. Le premier a été largement impliqué dans la mise en place du programme Shaheen – fruit d’une coopération historique avec l’américain HPE, lequel représente à lui seul 17% du marché mondial (12). Plus récemment, le partenariat saoudo-américain s’est soldé par la formulation de commandes inédites d’accélérateurs graphiques – des composants fondamentaux pour les supercalculateurs – adressées à l’entreprise Nvidia par exemple. La Chine, de son côté, joue un rôle de plus en plus central dans l’émergence du domaine technoscientifique en péninsule arabique. A l’aune du rapprochement initié avec Pékin depuis quelques années, la signature d’un accord de coopération dans le domaine de l’économie digitale en décembre 2022 pourrait conduire à une plus grande implication de Pékin dans l’écosystème national de R&D et le développement industriel du pays – et notamment auprès d’ARAMCO.

Sur le long-terme, toutefois, la voie recherche par Riyad est bien celle de l’indépendance, largement rappelée dans la documentation officielle du régime. Résolument souveraines, les perspectives d’application du supercalcul – a fortiori quantique – peuvent conduire le régime à s’emparer, voire à enregistrer des avancées significatives sur des domaines très spécifiques et scrutés. Le programme nucléaire saoudien, par exemple – domaine de recherche mobilisant de grandes quantités de calcul – pourrait par exemple bénéficier de progrès dans ce secteur. Souverains, les bénéfices globaux qui en découleraient pourraient aussi contribuer à entériner le « fossé » technologique (13) séparant les Etats « dotés » de capacités complètes sur des domaines de pointe – comme l’IA – des autres. Il ne fait aucun doute que Riyad – tout comme ses rivaux régionaux – cherchera à acquérir une place durable dans ce nouvel environnement.  

1. “ « To the future » :Saudi Arabia spends big to become an AI superpower”, Business Times, 25avril 2024.

2. Mohammed Alsudairi, Steven Jiawei Hai,Kameal Alahmad, « How Saudi Arabia bent China to its technoscientific ambitions», Carnegie Endowment for International Peace, Juillet 2023, p. 2.  

3. Ibid., p. 3.

4. Ci-après le lien de la plateforme « Vision 2030 »associé au programme du même nom, et qui répertorie, met en avant et référencel’ensemble des éléments de langage et pièces de doctrine mises en avant par lerégime depuis 2016 sur ce sujet : https://www.vision2030.gov.sa/en/

5. Cf. par exemple Mohammed Khorsheed,« Saudi Arabia : from oil kingdom to knowledge-based economy », MiddleEast Policy, vol. 22, no. 3.

6. « At LEAP 23, SDAIA, Nvidia signMoU to install Super Computers in Kingdom », Saudi Press Agency,  7 février 2023.

7. « Aramco signs agreement withPasqal to deploy first quantum computer in the Kingdom of Saudi Arabia », Aramco.com,Dharan, 20 mai 2024.

8. François Vaneeckhoutte, « Avec Aramco, Pasqal frappe ungrand coup dans la course à l’ordinateur quantique », Challenges,27 mai 2024.

9. « Towards a Saudi blueprint for a robustquantum economy », Forum Economique Mondial, 28 avril 2024.

10. Andy Sambidge, « Rise of thesupercomputers : Gulf invests its oil profits in big tech », Arabian GulfBusiness Insights, 01 novembre 2022.

11. Uri Eliabayev, « How supercomputersbecame the Middle East’s New Arms Race », Hareetz, 16 janvier 2023.

12. Alice Pannier, « Le calcul stratégique et l’informatiquequantique dans la quête de puissance technologique de l’Europe », IFRI,octobre 2021.

13. Khari Johnson, « AI researchfinds a “compute divide” concentrates power and accelerates inequality in theera of deep learning », Venture Beat, 11 novembre 2020.

La puissance de calcul, miroir des ambiguïtés d'une puissance en transition ? Le cas saoudien.

L'Arabie Saoudite envisage le développement technologique comme une condition lui permettant de satisfaire son double objectif de transition économique et énergétique. A ce titre, Riyad affiche une posture volontaire dans le domaine des supercalculateurs et des ordinateurs quantiques, et participe à une "course à la puissance de calcul", porteuse de défis technologiques et industriels qui reconfigurent les relations de puissance à l'échelle régionale et mondiale.
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