Copier
This is some text inside of a div block.

La présence chinoise dans l’Arctique

Quelles motivations pour le régime de Xi Jinping ?

En mars 2024, en réponse à des activités maritimes de la Chine dans l'Arctique, Gregory Michael Guillot1, chef du NORTHCOM, une structure du Département de la Défense américain, a appelé à davantage d'exercices militaires dans la région. La montée en puissance de la Chine dans tous les domaines remonte à la fin des années 70, avec les réformes initiées par Deng Xiaoping permettant au pays de connaître une croissance économique sans précédent. La Chine a ainsi pris une place de plus en plus importante sur la scène mondiale, au point de concurrencer les États-Unis dans de nombreux domaines et de se positionner dans plusieurs régions du monde, dont la zone arctique. La Chine est pourtant un pays très éloigné de l'Arctique et n'y possède pas de territoires, contrairement aux États-Unis avec l’Alaska. Mais, la région arctique a pris une place importante dans sa politique étrangère, au point que la Chine se décrit elle-même par l'expression d’“État quasi-Arctique”2 dans un Livre Blanc de 2018 détaillant sa politique dans la zone ; une expression qui n'est pas reconnue au niveau international.

Depuis, Xi Jinping a intégré cette zone dans les “Nouvelles Routes de la Soie”, un projet visant à renforcer les infrastructures et le commerce avec la Chine. Dans ce cadre, Pékin encourage le développement d'une “route de la soie polaire”3, une route maritime dans la zone arctique suivant la route maritime du Nord et reliant l'Europe à la Chine. Selon Nielsson et Magnusson4, la route de la soie polaire suit le littoral russe car la Russie est le principal partenaire arctique de la Chine, en opposition aux pays d’Europe et d’Amérique du Nord. À ce titre, la Chine fonde majoritairement ses projets de production d'énergie et de transport sur des partenaires russes. Sans la Russie, la route de la soie polaire serait beaucoup plus difficile à mettre en œuvre, même si elle resterait économiquement intéressante pour la Chine notamment puisqu’elle permettrait de réduire les temps de trajet en direction de l’Europe, et donc de réduire les coûts en carburant, augmentant la rentabilité des grandes routes maritimes actuelles. Cette “route de la soie polaire” pourrait même s’avérer particulièrement utile pour contourner certains passages problématiques comme le détroit de Malacca, sujet à des épisodes de tensions avec la Malaisie5, ou le canal de Suez qui présente des risques de piraterie ou d’accidents maritimes comme en 2021 avec le porte-conteneurs Ever Given.

De ces premières observations, il ressort que la Chine semble s'intéresser à l'Arctique avant tout pour des raisons économiques. Pour autant, outre ce facteur économique, l’intérêt chinois pour cette zone est en réalité dû à une combinaison de plusieurs autres facteurs.

La science : un outil de rayonnement et d’image ?

La recherche polaire chinoise a débuté en 1981, avec la création d'une institution qui deviendra l'Administration indépendante pour l’Arctique et l’Antarctique6. Dans un premier temps, la Chine s'est surtout intéressée à l'Antarctique, avec de nombreuses expéditions et le développement de stations de recherche sur la biodiversité et le climat. Dans ce but, elle a acheté à l'Ukraine son premier navire de recherche brise-glace, le Xue Long en 1993, qui a effectué une première expédition en 1999. Depuis 1989, le pays a par ailleurs développé un institut de recherche spécialisé dans l'étude des zones polaires, appelé Polar Research Institute of China7 et basé à Shanghai. Cet institut est chargé de piloter six stations de recherche dans ces zones polaires, dont une dans la zone arctique depuis 2003, baptisée “Station du Fleuve Jaune”, en référence au fleuve de Chine continentale. Cette station de recherche est basée à Ny-Alesund, sur les îles norvégiennes du Svalbard. Grâce au traité du Spitzberg du 14 août 1925, la Chine dispose en effet d’un accès à ces îles du Svalbard pour y mener des recherches scientifiques, ce qui explique la création de cette station chinoise en territoire norvégien. Toutefois, il convient de noter qu'en matière de recherche, Pékin s’appuie sur des organismes et programmes internationaux.

La montée en puissance de la Chine en matière de recherche sur l’Arctique a été confirmée à partir des années 90. Ainsi, en 1996, la Chine a rejoint le Comité international des sciences arctiques (CISA) et a depuis soutenu plusieurs forums internationaux tels que la conférence “L'Arctique : territoire de dialogue”. Une autre étape importante a été franchie en 2003, lorsque la Chine a entamé sa deuxième expédition arctique, mobilisant 115 scientifiques de sept pays différents. La Chine a même commencé à travailler avec le Conseil de l'Arctique dès 2006 avant d’y être acceptée en tant que membre observateur8 en 2013. Plus récemment, en 2018, Pékin a co-construit avec l’Islande une station de recherche polaire à Karholl, au nord de l’île, appelée Observatoire arctique Chine-Islande (CIAO)9.

L’approche de Pékin suggère que l’appui sur la coopération internationale dans ses activités de recherche permet aussi de communiquer une image rassurante et investie dans le domaine scientifique. En effet, être ouvert à la discussion et à la négociation, financer des infrastructures ou même conclure des accords avec d'autres pays autour de la science, donne à la Chine une image rassurante aux yeux du monde et notamment aux pays limitrophes de l’Arctique. Cette image de la Chine est souvent écornée par des questions telles que les droits humains, l'autoritarisme ou encore le piège de la dette dans le cas des Nouvelles Routes de la Soie, obligeant les pays surendettés à céder la souveraineté de leurs infrastructures sur plusieurs années. La Chine reste aussi mal perçue par de nombreux pays, comme le Canada, qui accuse Pékin de ne défendre que ses intérêts personnels et de représenter une menace pour sa sécurité nationale. Pour le Canada, la zone du Grand Nord est vitale sur le plan économique, en particulier car le recul de la glace ouvre de nouvelles voies navigables sur lesquelles les ambitions chinoises risquent de représenter une concurrence. C’est la raison pour laquelle le Canada n’hésite pas à bloquer des projets chinois comme le rachat d’une mine d’or par un groupe chinois en 2018 et 202010. En plus, en matière de recherche, la Chine est soupçonnée de mener non seulement des recherches civiles, mais aussi des recherches plus stratégiques, notamment de nature militaire, ce qui renforce l'image d'une Chine hostile. Cet élément est étroitement surveillé par le Département de la Défense américain, alors que des chercheurs chinois, comme ceux de l'Institut d'études aérospatiales de Chine, ne cachent pas leurs intentions, déclarant que “le mélange militaire-civil est le principal moyen pour les grandes puissances de parvenir à une présence militaire polaire”11.

Une force militaire pour crédibiliser les intentions chinoises dans la région ?

La question des équipements militaires, et de la puissance nucléaire en particulier, est importante, d'autant plus que l'Arctique est une région clé pour la dissuasion nucléaire. La “nucléarisation” du pôle Nord est par exemple poussée par le fait qu’elle est une zone de lancement privilégiée de vecteurs balistiques à destination des pôles de puissance mondiaux au Nord de l’Équateur. Pour le chercheur en histoire internationale Bruce A. Elleman12, la question de la dissuasion nucléaire, combinée à certains aspects de l'histoire de la Chine, explique pourquoi celle-ci n'hésite pas à investir massivement, notamment dans la modernisation de la Marine de l'Armée Populaire de Libération. Selon Elleman, l’idée de jouer un rôle de dissuasion nucléaire remonte aux origines de la Chine communiste, avec la volonté du leader Mao Zedong de doter la Chine d'un sous-marin nucléaire. Cinq décennies plus tard, la Chine dispose de six sous-marins nucléaires de type 094 capables de traverser l'Arctique13, ce qui inquiète le Pentagone aux États-Unis. Anne-Marie Brady14, professeur de sciences politiques à l'Université de Canterbury, apporte une précision en disant que, pour garantir sa sécurité, la Chine développe ces sous-marins ainsi que des brise-glaces. En 2018, a ainsi été annoncée la construction d'un nouveau brise-glace nucléaire, qui a finalement été achevé en février 2023. Il aurait la capacité non seulement de mener des expéditions, mais aussi de secourir les sous-marins chinois dans l'Arctique et de servir en cas de guerre. Mais, ce qui inquiète à l’international, c’est la rapidité à laquelle cette flotte grandit. Si l'on prend un peu de recul et que l'on considère la marine chinoise dans son ensemble, on constate qu'elle se développe à un rythme impressionnant. Au cours des cinq dernières années, la Chine a ajouté 80 navires à sa marine. Nombre d'entre eux peuvent opérer dans le Grand Nord et participent à des exercices militaires conjoints avec d'autres pays, tels que la Russie. Ces éléments témoignent de la modernisation massive de l'armée chinoise, et notamment de sa marine qui est maintenant plus importante que l’US Navy15 sur le plan capacitaire, et permet à Pékin d’accroître sa présence dans l'Arctique. À terme, cette montée en puissance peut suggérer la volonté de la Chine d'asseoir son positionnement en tant qu'acteur de premier plan dans la région arctique. 

Par exemple, cela lui offrirait une opportunité de garantir la liberté de navigation dans les eaux arctiques. Dans le cadre de l'initiative des Nouvelles Routes de la Soie, Pékin considère en effet ces eaux comme des “eaux internationales”, contrairement à des pays comme le Canada et la Russie, qui soutiennent qu’une partie des eaux arctiques font partie de leur espace maritime respectif. Si tel était le cas, Pékin devrait alors demander des autorisations de traverser et également payer des droits de passage16.

La Chine doit aussi relever plusieurs défis liés à la zone. Anne-Marie Brady utilise le terme de « déficit de crédibilité » de la Chine dans l’Arctique et dresse une liste d'éléments pour combler ce déficit. Elle déclare : « pour opérer en toute sécurité dans les eaux arctiques, [la marine chinoise] doit disposer : de cartes bathymétriques précises ; de la capacité de surveiller les conditions atmosphériques de l'Arctique et d'utiliser la télédétection pour identifier l'épaisseur de la glace arctique ; d'un personnel sous-marin expérimenté dans les opérations sous la glace ; [...] d'un accès à des ports maritimes et à des aéroports amis dans l'Arctique ». (Brady, Facing Up to China’s Military Interests in the Arctic). 

Une opportunité pour prendre l’ascendant sur les États-Unis ?

La maîtrise par Pékin de ces nouveaux défis pourrait donner à la Chine l'occasion de s’imposer, non seulement dans la zone arctique, mais aussi dans le monde entier. La situation tendue autour du statut des eaux ne satisfait pas la Chine, qui peut parfois se positionner en opposition aux injonctions du cadre juridique international, que ce soit en matière de droits de l'homme ou en annexant des territoires comme les îles Paracels et Spratleys en mer de Chine17. Cette Chine cherche au contraire à rapprocher le centre de gravité de la géopolitique mondiale vers elle avec notamment les Nouvelles Routes de la Soie et le financement d'infrastructures, que ce soit pour la recherche ou à des fins stratégiques comme l'extraction de matériaux. Esther Brimmer, chercheuse en gouvernance mondiale au Council on Foreign Relations (CFR), affirme que « l'activité accrue de la Chine [...] dans l'Arctique est une manifestation d'une autre tendance : la concurrence des grandes puissances dans les espaces mondiaux »18. Cette réalité semble bien comprise par les États-Unis, qui ont entamé leur “pivot asiatique” en 2011, notamment pour éviter d'être détrônés par une Chine. À ce titre, Pékin semble entretenir deux objectifs principaux.

D'un côté, la Chine souhaite réparer le passé à travers l'Arctique, devenu l'un de ses théâtres d’opérations. La Chine a longtemps été négligée par les grandes puissances occidentales qui la considéraient comme une colonie, comme en témoignent les traités inégaux imposés à la Chine au cours des XIXème et XXème siècles et régulièrement mentionnés dans la rhétorique chinoise. À l'heure actuelle, la Chine voit la gouvernance de l'Arctique dans un contexte similaire à celui de la gouvernance de l'Antarctique, dont elle a été initialement écartée, en particulier par les pays occidentaux, dominants dans la course à la recherche scientifique et à la conquête des espaces les plus inaccessibles du globe. Dominer l'Arctique deviendrait donc un moyen de recouvrer une forme de puissance internationale, ressourcée et dominante face aux États occidentaux. D'un autre côté, la Chine souhaite aussi écrire l'avenir. Son objectif est de remettre en cause l'ordre international fondé sur des règles établies à la fin de la Seconde Guerre mondiale et marqué par la création de nouvelles institutions, telles que l'ONU ou la Banque mondiale, largement définies par les puissances occidentales, et en particulier les États-Unis. De la même manière, le partage des ressources dans l'Arctique peut être interprété comme une sorte de prémisse au partage des ressources dans d'autres zones qui sont aussi difficiles d'accès, comme l'espace ; un domaine auquel la Chine s'intéresse beaucoup. Ainsi, une partie de l'avenir de la géopolitique mondiale se joue actuellement dans l'Arctique.

Pour réparer le passé et écrire l'avenir en géopolitique, la Chine cherche, depuis son admission en 2013, à accroître son influence au sein du Conseil de l'Arctique, ce forum intergouvernemental chargé de résoudre les conflits et de promouvoir la paix entre les pays arctiques depuis 1996. La guerre en Ukraine, qui a éclaté le 24 février 2022, a paralysé les activités du Conseil de l'Arctique, les États-membres ayant fait le choix de suspendre les travaux russes au sein du Conseil.  Pour autant, la Russie  représente près de la moitié du littoral arctique et environ 40% des terres arctiques, comme le rappelle l'universitaire Bipandeep Sharma19 ; et demeure une puissance arctique de fait.

Cependant, malgré le gel diplomatique dans la région, la Chine cherche à avancer ses pions en prévision d’une amélioration de la situation. Elle souhaiterait modifier et moderniser le Conseil de l'Arctique en sa faveur, notamment en internationalisant la gouvernance de l'Arctique20 pour que les nations arctiques ne soient plus les seules à statuer dans la région. Cela est important car la Chine considère la zone arctique comme le patrimoine commun de l'humanité ; c'est une zone d'intérêt commun, d'où une internationalisation basée sur des notions de puissance, qu'elles soient militaire, démographique ou même économique. Néanmoins, les ambitions de la Chine en Arctique restent limitées, car elle n'est pas considérée comme une puissance arctique et sa présence est encore perçue négativement par de nombreux pays.

En conclusion, le facteur économique ne suffit pas à expliquer l'intérêt de la Chine pour l'Arctique. La Chine utilise la recherche scientifique dans la région pour tenter d'améliorer son image, tout en renforçant sa présence militaire pour peser plus profondément sur les dossiers de la région. Pékin voit dans l'Arctique une opportunité d'influer sur la géopolitique mondiale, en réparant le passé et en écrivant l'avenir. Ainsi, contrairement à ce qui est présenté par les médias lorsqu'ils évoquent la présence de la Chine en Arctique, ce n'est pas seulement le facteur économique, mais plutôt une combinaison de plusieurs facteurs qui amènent la Chine à s'intéresser de près à l'Arctique.

  1. Breaking Defense, Theresa Hitchens, “Amid Chinese activity, new NORTHCOM chief calls for more exercises near Arctic”, 14 mars 2023
  2. Stimson, East Asia Program, “The Intricacy of China’s Arctic Policy”, 2020
  3. EurAsia Prospective, Cyrille Bret, “Route de la Soie polaire: les ambitions arctiques de Pékin”, 8 janvier 2019
  4. Egill Thor Nielsson and Bjarni Már Magnússon, “China’s Arctic Policy White Paper and Its Influence on the Future of Arctic Legal Developments”, Emerging Legal Orders in the Arctic, première édition, Routledge, 2019
  5. Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine, David Delfolie, Nathalie Fau, Elsa Lafaye de Micheaux, “Malaisie-Chine : une “précieuse” relation”, 2016
  6. Observatoire Français des Nouvelles Routes de la Soie, “La Chine et l'Arctique - Route vers le Nord” 1 juin 2020
  7. China-Nordic Arctic Research Center, “Polar Research Institute of China
  8. The Arctic Institute, Matthew Willis, Duncan Depledge, “How We Learned to Stop Worrying About China's Arctic Ambitions: Understanding China's Admission to the Arctic Council”, 22 septembre 2014
  9. Polar Research Institute of China, “China-Iceland Arctic Science Observatory
  10. Reuters, Tom Daly, Jeff Lewis, “Canada rejects bid by China's Shandong for Arctic gold mine on security grounds”, 23 décembre 2020
  11. China Aerospace Studies Institute, “In Their Own Words: Science of Military Strategy 2020”, Janvier 2022
  12. Bruce A. Elleman, “The Making of the Modern Chinese Navy : Special Historical Characteristics” Anthem Press, 31 août 2019
  13. Nuclear Threat Initiative (NTI), “China Submarine Capabilities”, Fact Sheet, Submarine Proliferation Resource Collection, 6 mars 2023
  14. Anne-Marie Brady, “Facing Up To China’s Military Interests in the Arctic”, The Jamestown Foundation, China Brief Volume 19 Issue 21, 10 décembre 2019
  15. Ouest France, Philippe Chapleau, “La marine chinoise est désormais plus importante que la marine américaine”, 8 février 2024
  16. The New Humanitarian, Adam Lajeunesse, “China Prepares to Use the Northwest Passage”, Arctic Deeply, 19 septembre 2016
  17. Centre de recherches internationales, François Bafoil, “LES CONFLITS EN MER DE CHINE MÉRIDIONALE”, Sciences Po, Septembre 2014
  18. Council on Foreign Relations (CFR), Témoignage d’Esther Brimmer, “Changing Geopolitics in the Arctic”, Sous-commission des transports et de la sécurité maritime de la Chambre des représentants des États-Unis, 18 juillet 2023
  19. Sharma Bipandeep, “Russia in the Arctic : Rivals and Stakes”, World Affairs, the Journal of International Issues, Vol. 22, No.3, 2018, pp. 142-155
  20. RANE Worldview, “China's Opportunity to Break Into Arctic Governance”, 13 mai 2022

La présence chinoise dans l’Arctique

Les inquiétudes grandissantes, notamment américaines, autour de la présence chinoise dans l’Arctique, poussent à s’intéresser aux raisons qui poussent Xi Jinping à accorder de l'importance à cette zone très stratégique. Si le facteur économique est souvent évoqué dans les médias, une combinaison de plusieurs facteurs est à prendre en compte.
Télécharger