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La guerre de Gaza met-elle en suspens le rapprochement israélo-marocain ?

Depuis le début de la guerre de Gaza en octobre 2023, des manifestations et pétitions appelant à cesser la normalisation des relations diplomatiques avec Israël, dénoncée comme une trahison, fusent au Maroc. Cette normalisation, rétablissant les relations diplomatiques entre le Maroc et Israël le 10 décembre 2020, affirmait apporter paix et prospérité au Moyen-Orient. Établit sous l’égide des États-Unis - qui reconnaissaient du même coup la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental - elle ouvrait la voie à « une nouvelle ère dans les relations israélo-marocaines 1». Le Maroc est donc le troisième pays arabe à rejoindre les accords d’Abraham, après les Émirats arabes unies et le Bahreïn, qui ont adhéré respectivement en août et septembre 2020, suivi par le Soudan et le Kosovo, début 2021. Ces accords ont permis un rapprochement tous azimuts entre les pays signataires, dans les volets militaro-sécuritaire, économique, commercial, scientifique et culturel.

Le nom de ces accords est évocateur, il entend véhiculer des idéaux de paix et de dialogue. Abraham est une figure religieuse éminente des trois monothéismes. Il est l’ancêtre commun des Juifs et des Arabes. Les premiers se disent descendants de Jacob, les deuxièmes d’Ismaël. Ces accords annoncent dès lors l’idée de tolérance interreligieuse, invitant à dépasser l’animosité caractéristique des relations arabo-israéliennes. Naturellement, dès leur annonce, ils se sont avérés clivants, produisant des réactions antagonistes. D’un côté, ceux qui surévaluent leur importance, porteuse d’une supposée nouvelle ère de paix au Moyen-Orient. D’un autre, ceux qui euphémisent leur portée et leur caractère novateur, pointant qu’avant 2020, les pays signataires entretenaient déjà dans l’ombre d’étroites relations. 

La signification géopolitique du rapprochement israélo-marocain :
Le Sahara occidental : rivalités de pouvoirs et nouvel eldorado

Les accords d’Abraham sont un levier de puissance pour le royaume. Premièrement, l’appui américain à la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental procure un sentiment de confiance renouvelée. Le conflit du Sahara persiste toujours entre le Maroc, qui revendique la souveraineté sur ce territoire de 266 000 km2, relevant du Maroc historique avant les colonisations franco-espagnoles ; et le mouvement Polisario, qui réclame la création la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et l’indépendance du peuple sahraouie. Si l’appui américain ne fait pas flancher la posture européenne et celle des Nations Unies, il constitue un soutien non négligeable pour le Maroc. Entre 2020 et 2023, 13 pays ont ouvert des représentations diplomatiques à Laâyoune et à Dakhla, au Sahara occidental. Il s’agit d’une part d’États arabes ayant normalisé leurs relations avec Israël : les EAU, le Bahreïn et la Jordanie. D’autre part, de pays proches des États-Unis : l’Organisation des États de la Caraïbes orientale (OECO), le Suriname, le Guatemala et Haïti. Ainsi, le soutien américain semble avoir eu un effet d'entraînement sur la reconnaissance de quelques pays d’Amérique centrale et des Caraïbes de la souveraineté marocaine sur le territoire du Sahara.

Fort de ces succès diplomatiques, le Roi Mohammed VI a adopté un ton plus ferme sur la question du Sahara en juillet 2022, visant notamment l’allié français. Dans son discours du trône, il a annoncé que le Sahara est désormais le prisme par lequel il considère son environnement international2.

Israël a également reconnu la marocanité du Sahara en juillet 2023. En retour, l’État hébreu espère l’appui du Maroc dans de futures normalisations diplomatiques avec des pays subsahariens, qui entretiennent avec le royaume des rapports privilégiés3.

Par ailleurs, au-delà des aspirations nationales, le Sahara occidental suscite des convoitises à cause de ses ressources halieutiques, minérales et d'hydrocarbures4. En effet, 73% des captures annuelles côtières et artisanales déclarées par le Maroc sont des côtes du Sahara. Une douzaine de minéraux y sont présents, dont le phosphate, le fer et l’uranium. La présence d’hydrocarbures est attestée dès les années 60, mais fait l’objet de discrétion.

Pour Israël, ce territoire semble être considéré d’un point de vue à la fois économique et stratégique. En septembre 2021, l’entreprise israélienne Ratio Petroleum a conclu un accord avec l’Office national des mines et des hydrocarbures marocains pour l’exploration exclusive de gaz et de pétrole aux côtes atlantiques de Dakhla5. En décembre 2022, la firme NewMed Energy israélienne a signé un accord d’exploration et de production de licences de gaz naturel avec l’entreprise espagnole Adarco Energy et le Maroc6.

Cela s’inscrit dans la nouvelle stratégie énergétique de l’État hébreu. En effet, depuis quelques années, Israël s’est hissé en un exportateur d’énergie important au Proche-Orient7. Il exporte déjà du gaz naturel à l’Égypte et à la Jordanie. À terme, il a pour objectif de contribuer à la diversification énergétique de l’Union européenne (UE), dans le contexte de la guerre en Ukraine. Après les accords d’Abraham, Israël compte notamment sur le potentiel des hydrocarbures marocaines.

Également, les potentiels solaire et éolien du Sahara invitent à des projets énergétiques ambitieux. Fin 2022, l’entreprise marocaine Gaia Energy a signé un accord pour produire de l’hydrogène vert et de l’ammoniac, dans la région de Ouad ed-Dahab avec l’entreprise israélienne H2Pro8. Au printemps 2023, l’entreprise israélienne continue de nouer des partenariats avec des acteurs clés au Maroc, comme l’Université Mohammed VI Polytechnique9 (UM6P), pour la production de ce « carburant du futur10 ».

Le Polisario considère l’exploitation et la commercialisation de produits du « Sahara occidental occupé 11» comme une infraction du droit international. L’ONG Western Sahara Resource Watch dénonce ce qu’il lui semble être des actions illégales et abusives contre le peuple sahraoui, de même que les Nations Unies et certaines ONG comme Human Rights Watch.

Les ambitions marocaines actuelles motivent les accords d’Abraham :

Le Maroc semble impulser une nouvelle politique étrangère et une redéfinition de ses objectifs stratégiques12. Cette nouvelle vision implique de jouer un rôle plus important au niveau régional, au Maghreb et en Afrique subsaharienne. En effet, le Maroc a opéré un tournant vers l’Afrique : les coopérations sud-sud ont remplacé le rattachement au monde arabe. Depuis les années 2010, il a réamorcé ses liens avec sa zone d’influence stratégique13, les pays subsahariens, par des investissements importants et des tournées diplomatiques royales14. Il entend renforcer cette tendance, avec une participation plus accrue aux problématiques liées au terrorisme, à la sécurité et au développement. La coopération militaire et sécuritaire des accords d’Abraham, sous l’égide américaine, semble servir ces ambitions. En effet, les aides militaires américaines au Maroc - ainsi qu’aux EAU et le Bahreïn - sont tacitement conditionnées aux accords d’Abraham, donc à une normalisation effective avec Israël. En l’espèce, il s’agit de transfert d’armements, d’exercices militaires conjoints et de partage d’informations stratégiques. Dans le cadre de sa rivalité de pouvoir avec l’Algérie et le Polisario, une stratégie d’accroissement de ses capacités d’armements et de modernisation de l’arsenal militaire est en cours. La start-up nation, à la tête d’une industrie de pointe en matière de renseignement et de sécurité et les États-Unis sont des alliés précieux pour le royaume. En 2021, il était question d’achat du système de défense aérienne et antimissile Barak MX et de la livraison de 150 drones WanderB et ThunderB d’entreprises israéliennes.

Les accords d’Abraham consolident des relations déjà étroites entre le Maroc et Israël :

Le Maroc fait figure d’exception dans le monde arabe par rapport à sa relation avec l’État hébreu15. En effet, les relations entre les deux pays sont anciennes. Elles remontent à l’indépendance du Maroc en 1956. Initialement, elles concernaient l’organisation des migrations juives en Israël, entre le Mossad et les responsables politiques marocains, via les opérations Misgueret en 1955 et Yakhin en 1961. Elles se sont intensifiées sous le règne du roi Hassan II en 1961, basculant dans une coopération sécuritaire, entre le Mossad et l’intelligentsia marocaine16. Face aux tendances révolutionnaires du nassérisme et du soutien algérien et libyen aux opposants marocains, puis au front Polisario, le Maroc a coopéré très tôt avec les services de renseignements israéliens pour endiguer ces menaces considérées comme dangereuses à la stabilité du pays. Israël a par exemple conseillé et coopéré avec le Maroc dans la construction du mur des sables17 et participé dans l'affaire Ben Barka18.

Parallèlement, le Maroc s’est distingué par son rapport pragmatique au conflit israélo-palestinien, qui contrastait avec la posture de rejet des pays arabes limitrophes d’Israël. On notera, par exemple, le caractère singulier des visites des responsables israéliens Moshe Dayan et de Shimon Peres au Maroc, respectivement en 1976 et 1988. Aujourd’hui encore, les visites officielles de hauts responsables israéliens restent encore assez uniques dans la région. Suite aux accords d’Abraham, elles se sont multipliées au Maroc, faisant grincer la société civile opposée à ce rapprochement. Le 24 novembre 2021, le ministre israélien de la défense Benny Gantz s’est rendu pour la première fois dans un pays arabe, le Maroc, pour la signature du premier accord de défense entre le Maroc et Israël. La visite du premier ministre Netanyahou était pressentie pour fin 2023, mais fut finalement annulée à cause de la guerre de Gaza.

Le caractère ambivalent de l’approche du Maroc face à la question israélo-palestinienne a longtemps été relevé par les observateurs. Il s’explique par la nature du régime marocain, conservateur et par une modération qui tranche avec la tendance à l’hyperbole arabe. Ses intérêts nationaux ont toujours primé. On peut avancer que le Maroc a toujours entretenu une posture réaliste, tout en affichant une hostilité - moins fervente que l'Égypte ou l’Algérie par exemple - contre Israël. Il s’agit d’une posture pragmatique, servant les intérêts nationaux du régime monarchique marocain.

Également, la proximité de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) avec l’Algérie rivale et le camp socialiste et anti monarchique du monde arabe, en plus de sa sympathie affichée envers le Polisario, expliquent le rapprochement israélo-marocain.

Et s’il partage le soutien arabe unanime aux Palestiniens contre l’injustice qu’ils subissent, il diffère sur les moyens de résolutions du conflit. Le déni arabe de reconnaître et négocier avec Israël n’est pas la voie à suivre selon le royaume. Dès les années 80, Il se propose en médiateur pour assurer le dialogue entre les deux parties.

Les accords d’Oslo ont mené à un début de normalisation des relations diplomatiques, avec l’ouverture d’un bureau de liaison israélien à Rabat en 1996 et une croissance du tourisme israélien au Maroc, bien que les vols ne fussent pas encore directs entre les deux pays. Des initiatives de normalisation sont entreprises. Par exemple, l’association d’amitié Israël-Maroc est créée par Simon Skira en 1996, afin d’œuvrer pour un rapprochement culturel entre les deux pays.

Enfin, s’il est vrai que dès le début du règne de Mohammed VI, le Maroc s’est aligné sur les positions de la Ligue arabe en rompant ses relations avec Israël au moment de la deuxième Intifada, en 2000, elles avaient en réalité repris leur caractère discret et officieux.

Entre soutien et rejet : des accords clivants

Les accords d’Abraham sont loin de susciter l’engouement d’une large partie de la population marocaine. Un étonnement suivit l’annonce de la normalisation des relations israélo-marocaines, relativisée par la reconnaissance américaine du Sahara marocain. La tension entre soutien à la cause palestinienne et attachement à la marocanité du Sahara, entre solidarité arabo-islamique et nationalisme, semble diviser l’opinion des Marocains sur cette question.

Ces accords sont accueillis positivement par une partie des militants amazighs19 et les ultras nationalistes marocains, dont le mouvement moorishs20. Un rapprochement avec les Israéliens s’est opéré avant ces accords, dans une optique anti-arabe. Ils voient dans ces accords les bénéfices économiques et stratégiques favorables au Maroc.

Les détracteurs de ces accords sont principalement la gauche socialiste marocaine, les partis islamistes, la société civile et les associations de soutien à la cause palestinienne. Ils se rejoignent dans la dénonciation du caractère dual de ces accords : le soutien à la cause palestinienne ne peut s’accompagner de relations officielles avec Israël, puissance occupante des territoires palestiniens.

Conclusion

L’opinion publique marocaine représente sans doute un obstacle à une normalisation effective entre le Maroc et Israël. D’après un sondage de l’Arab Baromètre, les Marocains étaient majoritairement (70%) contre la normalisation israélo-marocaine en 2021. Ce sentiment de rejet s’est fortement accentué avec la guerre de Gaza, matérialisé par d’importantes manifestations et invitations à boycotter Israël et rompre les accords d’Abraham. Le 10 janvier, une pétition signée par 10 000 citoyens est portée au gouvernement par le Groupe d'action nationale pour la Palestine21, pour cesser la normalisation avec Israël.

Néanmoins, l’hostilité populaire ne remet pas en cause les accords d’Abraham entre les deux pays. En effet, les intérêts en jeu sont importants, d’ordre stratégique, sécuritaire et économique, particulièrement pour le Maroc. Si l’opinion publique marocaine est virulente dans son rejet des accords, elle ne mènera sans doute pas à leurs ruptures. Il y a certes un refroidissement de façade entre Israël et le Maroc, car le contexte actuel l’oblige. Mais les relations se poursuivent, certes moins intensément, dans l’ombre.

Références :

  1. Joint declaration US-Morocco-Israël, www.state.gov
  2. Discours du trône du 20 aout 2022, https://www.maroc.ma/fr/activites-royales/sm-le-roi-mohammed-vi-adresse-un-discours-la-nation-loccasion-du-69-eme
  3. Annual report 2022, Abraham accord peace institute
  4. Karmous, Afifa, « Les ressources naturelles d'un territoire non autonome : le Sahara Occidental », 2001
  5. Times of Israël, « Une société israélienne signe un accord de prospection pétrolière avec le Maroc », 19/10/2021
  6. Cohen, Gina, Kislov, Alexander « The Abraham Accords and the EastMed Natural Gas Market », 01/08/2023, https://www.aapeaceinstitute.org/latest/the-abraham-accords-and-the-eastmed-natural-gas-market-supporting-the-regions-ambitions-to-become-a-global-gas-player
  7. Ibid
  8. Annual report 2022, Abraham accord peace institute
  9. https://www.um6p.ma/fr/une-delegation-de-h2pro-sumitomo-visite-lum6p
  10. https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20230817-les-monarchies-du-golfe-misent-sur-l-hydrog%C3%A8ne-vert-le-carburant-du-futur
  11. https://wsrw.org/fr/occupation-du-sahara-occidental
  12. Kader, Abderrahim, Géopolitique du Maroc, Biblio monde, 2018
  13. Le Maroc a entretenu des liens  commerciaux et d'allégeance avec l’Afrique subsaharienne. Certaines dynasties (les Almohades, les Saâdines) se sont étendues géographiquement jusqu’à la boucle du Niger et le fleuve Gao. Après l’indépendance en 1956, le Maroc rejoint la Ligue arabe et s’intègre dans le monde arabo-islamique. En 1984, il quitte l’Organisation africaine, après son admission du Polisario. En 2017, le Maroc réintégre l’Organisation de l’Union africaine et entame son rapprochement avec les pays subsahariens.
  14. Nejjar, Lamia. « La diplomatie économique africaine du Maroc : Un nouvel outil d’influence ». Maghreb - Machrek 250-251, n 3-4 (2021): 183-90
  15. Amiar, Jamal, Le Maroc, Israël et les Juifs marocains, Bibliomonde, 2022
  16. Ghariani, Dr Jonathan. « Israel and Morocco: From Clandestine Partnership to the Abraham Accords », Azrieli Institute of Israel studies
  17. Mur dit de sécurité, construit entre 1980 et 1987, au Sahara occidental, dans le contexte de la guerre contre le Polisario
  18. Disparition de l’opposant marocain socialiste Mehdi Ben Barka à Paris, en octobre 1965. Les services secrets français, du Mossad et l'intelligentsia marocaine sont mêlés dans cette affaire encore non résolue.
  19. Le militantisme amazigh, naît dans les années 70 du sentiment de dévalorisation de la culture amazighe par le tournant arabe du Maroc d’après l’Indépendance, est résolument opposé au panarabisme, revendiquant l’amazighité du Maroc. Une partie de ses militants est plutôt radicale dans son opposition à l’identité arabo-musulmane du pays.
  20. Un mouvement ultranationaliste marocain apparu sur les réseaux sociaux, apparu ces dernières années.
  21. Hespress, 10/01/2024

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En décembre 2020, la normalisation des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël ouvrait la voie à une coopération sans précédent entre les deux pays, particulièrement dans le domaine sécuritaire, et le début de relations “chaleureuses”. Or depuis le 7 octobre, le rejet populaire de cette normalisation a pris des proportions inédites. Le rapprochement israélo-marocain en est-il menacé ?
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