3/12/2024
Bilan et perspectives d'une Union européenne en mutation : entre aspirations citoyennes et limites institutionnelles, quel avenir pour l'UE ?
L'Union européenne (UE) fait face à une crise démocratique profonde, caractérisée par une perte de confiance croissante de la part des citoyens envers ses institutions. Ce "déficit démocratique", évoqué dès les premières années de l'intégration européenne, se manifeste par une faible participation aux élections européennes, un manque de transparence perçu et une distanciation entre les citoyens et les processus de décision politique.
La question de la légitimité démocratique de l'intégration européenne ne s’est véritablement posée qu'à mesure que les compétences de l’Union Européenne s’élargissaient et que les enjeux traités par celle-ci gagnaient en intensité politique. (1). La stratégie visant à légitimer l’Union par des bénéfices concrets et des symboles n’a plus suffi. En réponse, le principe démocratique a été progressivement renforcé dans le droit de l'Union européenne, au point que les traités fondateurs sont aujourd'hui saturés de références à la démocratie. Cependant, les critiques sur un déficit de légitimité démocratique de l'Union restent plus vives que jamais.
Comme le rappelle l'article 10 du Traité sur l’Union européenne, « le fonctionnement de l'Union est fondé sur la démocratie représentative » (2). Malgré les réformes destinées à renforcer la représentativité et la responsabilité des institutions, l'Union peine encore à rendre pleinement effectifs ces principes dans son fonctionnement, notamment en raison de l’absence d’une majorité politique européenne unie autour d’un programme soutenu par les électeurs.
Ce contexte de défiance vis-à-vis des institutions européennes n'est pas nouveau. Depuis des décennies, les critiques soulignent la centralisation du pouvoir au sein de l'UE, souvent perçu comme étant trop éloigné des préoccupations quotidiennes des citoyens. La montée des mouvements populistes, l’euroscepticisme croissant et l'augmentation de la désinformation exacerbent cette défiance, comme en témoigne la méfiance généralisée envers les élites politiques et technocratiques. Dans ce cadre, il devient urgent de redonner aux citoyens une place centrale dans le projet européen, afin de rétablir un lien de confiance avec les institutions.
C’est dans cette optique que la Conférence sur l’avenir de l’Europe (CoFoE) (3) a été lancée en 2021, comme un exercice inédit de démocratie participative à l’échelle de l'Union. L’objectif était de répondre aux multiples critiques concernant le manque de légitimité démocratique de l'UE et d'explorer des pistes pour renforcer la participation citoyenne dans les processus de décision politique.
L'idée d'une telle conférence n'est pas nouvelle. Elle s'inscrit dans une longue série de tentatives visant à rapprocher l'UE de ses citoyens, dont la plus célèbre reste la Convention Giscard de 2002 (4), qui avait déjà pour ambition de rédiger une Constitution européenne. Toutefois, la CoFoE se distingue par l'ampleur de la participation citoyenne. Les plateformes numériques, les panels de citoyens et les consultations publiques ont permis à des milliers de citoyens de prendre part à la réflexion sur l’avenir de l'Europe. Ce processus novateur, par lequel les citoyens ont pu s'exprimer directement sur des sujets allant des droits fondamentaux à la réforme des traités, visait à renforcer la légitimité des institutions en impliquant directement ceux qu'elles représentent.
Dans la continuité de notre réflexion amorcée dans "L’analyse de la crise démocratique et de la perte de confiance politique dans l’UE" (5), cet article interroge la portée de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe, un exercice censé répondre aux défis du déficit démocratique identifié. Dans ce contexte, la Conférence sur l’avenir de l’Europe a-t-elle été un véritable levier de transformation afin de résoudre la situation de déficit démocratique à laquelle les institutions de l’Union européenne font face ?
Des origines et sources d’inspirations multiples
La CoFoE représente un moment charnière dans l’histoire de l’Union européenne, marquant le premier exercice délibératif transnational invitant les citoyens à se pencher sur l’avenir de l’UE depuis les réformes instaurées par le traité de Lisbonne en 2007. Dans un contexte où la confiance des citoyens envers les institutions européennes est mise à l’épreuve, la CoFoE aspire à revitaliser le projet européen en offrant une plateforme d’échange et de dialogue. Cet événement s’inscrit dans une volonté d’impliquer les citoyens dans les décisions qui les concernent, tout en répondant aux défis contemporains tels que les transitions écologique et numérique.
L’un des enjeux cruciaux de la CoFoE réside dans sa dénomination. En optant pour le terme « Conférence » plutôt que « Convention » ou encore « débats européens », les organisateurs soulignent une volonté d’ouverture et de dialogue, se démarquant ainsi des précédents dispositifs de consultation. Cette terminologie soulève des questions sur la perception et l’impact potentiel de l’événement, ainsi que sur son organisation. Le terme sélectionné a un impact sur la perception publique de l'événement car dans l’imaginaire collectif, une « conférence » offre un lieu propice à des échanges constructifs et des discussions fructueuses, ce qui peut favoriser une participation et un engagement accrus de la part des citoyens et des acteurs concernés.
Pour comprendre les fondements de la CoFoE, il est essentiel de se pencher sur les précédents événements qui ont façonné son cadre. La Convention Giscard, initiée en 2002 sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, a servi de modèle en proposant un cadre pour débattre de l’avenir institutionnel de l’Europe. Elle a permis d’engager un large éventail de parties prenantes, y compris des citoyens, dans la révision des traités, menant à la création de la Constitution européenne (6). Bien que celle-ci n'ait pas été ratifié, il a ouvert la voie à une réflexion plus approfondie sur la manière d’intégrer les aspirations citoyennes dans le processus décisionnel de l’UE (7).
Le Livre blanc sur l'avenir de l'Europe, publié en 2017 (8) par la Commission européenne, a également eu un impact significatif sur la CoFoE. En mettant l'accent sur la nécessité d'une Europe plus unie et réactive, le Livre blanc a servi de base pour les discussions qui ont suivi lors de la CoFoE, posant les jalons d'un dialogue avec les citoyens sur les priorités politiques de l'UE. Bien que ce projet n'ait pas atteint ses objectifs, sa réflexion sur le rôle de la société civile a tout de même influencé les principes de démocratie participative présents dans le traité constitutionnel et le traité de Lisbonne.
La Conférence sur l'Avenir de l'Europe s'inspire donc du Livre Blanc sur la gouvernance en cherchant à engager les citoyens dans les débats européens. Or, comme ce dernier, la Conférence peine à transformer cette participation en changements structurels concrets, risquant ainsi de donner l'illusion d'une démocratie participative sans offrir un véritable pouvoir décisionnel aux citoyens. Tandis que le Livre Blanc avait déjà souligné la nécessité de rapprocher les institutions des citoyens, la Conférence semble, elle aussi, se heurter aux mêmes obstacles bureaucratiques et politiques, sans parvenir à garantir un impact durable sur la gouvernance de l'UE (9).
Un autre élément clé qui a influencé la Conférence est le non-papier franco-allemand (10), qui a été élaboré pour établir les bases d'une gouvernance commune et de la participation citoyenne dans le cadre de l’UE. Ce document a mis en lumière l'importance d'un processus démocratique participatif et a plaidé pour une approche intégrée dans la prise de décision. En soulignant la nécessité d'un cadre inclusif pour les citoyens, le non-papier a encouragé les institutions à s'engager activement dans le dialogue avec les citoyens, une ambition qui se retrouve au cœur de la CoFoE (11).
Dès lors, la Conférence s'est tournée vers un processus de consultations publiques, cherchant à conjuguer des méthodes traditionnelles avec des approches démocratiques renouvelées.
Les consultations publiques de la CoFoE à la croisée de la tradition et du renouveau
Le cadre de la CoFoE repose également sur un mandat précis, qui définit les objectifs et les engagements des institutions européennes. Ce cadre, souvent perçu comme les « règles du jeu », est indispensable pour orienter les discussions et les recommandations qui émergeront de cet exercice. La Déclaration commune du 10 mars 2021 évoque la CoFoE comme un « nouvel espace de débat avec les citoyens » (12), mais elle laisse une certaine ambiguïté quant à sa nature et son rôle exact dans le processus décisionnel européen. Cette imprécision soulève des interrogations sur la manière dont les résultats de la conférence seront utilisés et sur l’engagement réel des institutions à prendre en compte les propositions formulées.
La mise en place de la CoFoE est également une réponse à la nécessité d’une plus grande transparence et d’une meilleure légitimité démocratique au sein de l’UE. Dans ce cadre, la conférence vise à offrir un espace où les citoyens peuvent exprimer leurs préoccupations, tout en garantissant que ces contributions sont intégrées dans le débat européen. Les ambitions de la conférence sont claires : favoriser un dialogue constructif entre les citoyens et les institutions, renforcer la participation citoyenne et garantir que les décisions politiques soient davantage ancrées dans la réalité des attentes des Européens (13).
En outre, le principe de subsidiarité et la répartition des compétences au sein de l’Union européenne sont des éléments centraux qui ont influencé l’organisation et le déroulement de la CoFoE. Il était impératif que cette conférence respecte les compétences des différentes institutions tout en engageant un large éventail de participants, y compris les parlements nationaux, la société civile et les citoyens eux-mêmes. Les résultats de la conférence devaient également être concrets et susceptibles d’entraîner des changements politiques significatifs, ce qui dépend de la clarté des objectifs et de la volonté politique d’agir sur les recommandations émises (14).
De ce fait, en créant un espace de dialogue ouvert et participatif, la CoFoE vise à établir des ponts entre les citoyens et les décideurs, en veillant à ce que les aspirations des Européens soient prises en compte dans les politiques futures.
La CoFoE s’est imposée comme un exercice inédit de démocratie participative, visant à réconcilier les citoyens européens avec les institutions de l’UE. Cependant, malgré les ambitions affichées, plusieurs aspects de son organisation soulèvent des interrogations quant à la réelle efficacité de cette initiative dans le cadre de la lutte contre le « déficit démocratique » qui frappe l’UE depuis plusieurs décennies (15).
La CoFoE « s’inscrit dans la continuité des réflexions des élites communautaires sur la restructuration de l’UE post-Brexit, et les fameux scénarios sur l’avenir de l’Europe évoqués par Jean-Claude Juncker ». (16)
Source : Parlement européen, Infographie - Calendrier de la Conférence sur l'avenir de l'Europe,
https://futureu.europa.eu/uploads/decidim/attachment/file/14587/CoFoE_Timeline__3_.jpg
Conformément à la déclaration commune sur la CoFoE, un règlement intérieur (17) a été établi, définissant ainsi les fondements et les principes qui guideront les travaux de cette initiative.
La Conférence s’appuie sur une gouvernance tripartite, réunissant le Parlement européen, le Conseil de l’UE et la Commission européenne. Ce modèle de pilotage institutionnel, bien qu'il vise à garantir une légitimité démocratique, souffre de certains dysfonctionnements. En effet, la coordination entre ces trois institutions, parfois en concurrence, a souvent manqué de cohérence, ce qui a conduit à des divergences sur le suivi des recommandations issues des débats citoyens. Cette fragmentation a été renforcée par des tensions internes entre les différentes institutions quant à la manière dont les conclusions de la Conférence devraient être interprétées et mises en œuvre.
Bien que le trio institutionnel ait cherché à garantir la participation de toutes les parties prenantes, l'influence réelle des citoyens dans les décisions finales reste limitée. Le cadre méthodique établi pour structurer la Conférence a parfois donné l'impression que les institutions européennes conservaient un contrôle substantiel sur le processus, limitant ainsi l'impact concret des contributions citoyennes sur les réformes envisagées (18).
Le rôle du trio institutionnel dans le pilotage de la Conférence a été central, mais non sans controverse. Ce modèle de gouvernance a souvent été critiqué pour son manque de transparence et pour l'influence disproportionnée exercée par les institutions sur le processus. Le Parlement européen, en particulier, s'est positionné comme un acteur clé dans la promotion des réformes institutionnelles, notamment en matière de révision des traités, mais ses propositions ont parfois été perçues comme déconnectées des attentes des citoyens. De surcroît, la Commission européenne, tout en appuyant l’initiative, a maintenu un rôle technocratique prépondérant, ce qui a restreint la pérennité des délibérations citoyennes. Le rôle de la Commission dans le suivi des propositions issues de la Conférence a renforcé l'idée que, malgré les discours en faveur d'une plus grande participation citoyenne, les réformes institutionnelles étaient toujours pilotées d'en haut, sans véritable remise en cause de l'ordre établi (19).
La Conférence sur l'avenir de l'Europe a été principalement influencée par le Conseil de l'UE, qui, en étroite collaboration avec les États membres, a défini ses contours et ses règles (20). Bien que les préparatifs aient débuté avant le lancement officiel au printemps 2021, ils étaient en lien avec la commémoration de la déclaration de Robert Schuman. Ainsi, la conférence a été discutée pour la première fois lors de la réunion du Conseil européen des 12 et 13 décembre 2019 et a continué à se développer sous les présidences allemande et portugaise.
Cette dynamique de gouvernance, où s’entrelacent intentions démocratiques et réalités institutionnelles, met en lumière un paradoxe central. Alors que la Conférence ambitionne de rapprocher l’Union des citoyens, les contraintes structurelles et politiques limitent l'impact réel de la voix citoyenne.
Une approche ascendante vers la fusion entre la démocratie représentative et participative
La Conférence sur l'avenir de l'Europe est régie par une Charte (21) qui s'adresse tant aux citoyens qu'aux organisateurs de l'événement, établissant ainsi un cadre participatif pour encourager l'engagement et le dialogue autour des enjeux européens.
L’un des aspects les plus remarquables de la CoFoE réside dans l’utilisation des Panels de citoyens européens (PCE) (22), qui ont permis d’impliquer directement des citoyens ordinaires dans les discussions sur l’avenir de l’Europe (23). Si cette innovation est saluée pour son potentiel démocratique, elle a néanmoins révélé certaines limites. La sélection aléatoire des participants, bien que représentative sur le papier, ne garantissait pas toujours une véritable diversité d’opinions et a parfois été perçue comme biaisée. Par ailleurs, le temps limité alloué aux délibérations des panels a compromis la profondeur des discussions (24).
Les Assemblées plénières de la Conférence, où étaient discutées les propositions des panels citoyens, ont également suscité des critiques. Bien que ces assemblées aient inclus des représentants de la société civile et des institutions, la complexité des débats et le manque de suivi concret des propositions ont engendré une certaine frustration chez les citoyens participants (25). La question se pose donc de savoir si ces assemblées, qui devaient en théorie renforcer la légitimité démocratique de l’UE, n’ont pas au contraire révélé une nouvelle forme de "démocratie spectacle" (26), où la participation citoyenne est encouragée mais où son impact réel demeure limité (27).
Les limites et les biais de la participation citoyenne ont été mis en évidence, notamment en raison de la surreprésentation des citoyens pro-européens. Être pro-européen, europhile ou européiste signifie soutenir l'Union européenne et l'approfondissement de son intégration. Cette position se manifeste surtout lors des discussions sur le rôle actuel et futur de l'UE ainsi que sur ses politiques.
Une analyse plus approfondie du mécanisme de sélection des participants montre que les participants à la Conférence étaient principalement des citoyens déjà persuadés du projet européen. Les dispositifs de participation, comme les panels citoyens, les initiatives citoyennes européennes et les plateformes en ligne, ont tendance à attirer ceux qui sont déjà intéressés par les questions européennes. Le public visé par la Conférence ne comprend de facto pas ceux qui ont besoin d'être convaincus. En utilisant un système de tirage au sort basé sur des volontaires s'inscrivant sur des listes, les individus qui ne sont pas attirés par l'Europe ne s'y sont pas retrouvés (28).
Bien que des tentatives soient entreprises pour garantir l'égalité d'accès aux fonctions délibératives, la sélection d'un échantillon représentatif demeure difficile, notamment en raison des inégalités socio-économiques et culturelles qui impactent la capacité des individus à participer de manière informée et éclairée. En outre, il est possible que certaines personnes hésitent à s'exprimer sur des questions complexes sans avoir une expertise préalable, tandis que d'autres pourraient utiliser les plateformes délibératives à des fins partisanes ou corporatistes.
Pour 76 % des Européens en 2020, avant le début de la Conférence, cette dernière était perçue comme un véritable progrès pour la démocratie dans l'UE, tandis que 55 % en 2021 estimaient que celle-ci n'aura pas d'effet concret et ne changera pas grand-chose (29).
L'une des innovations les plus applaudies de la Conférence a été la plateforme numérique multilingue, ouverte à tous les citoyens européens. Elle permettait à chacun de soumettre des idées et de débattre en ligne des grands enjeux européens. Cependant, en dépit de l’engouement initial pour cet outil, des critiques sont rapidement apparues. Le manque de visibilité des contributions individuelles dans les discussions finales, ainsi que la difficulté pour les citoyens de voir leurs propositions réellement prises en compte, ont alimenté un sentiment de frustration et de désillusion (30). Bien que des milliers de contributions aient été enregistrées, une large majorité des citoyens européens est restée en dehors du processus.
De plus, la mise en place de débats publics et d’événements au niveau local, bien qu’importante pour la visibilité de la Conférence, a souffert d’une inégale participation selon les États membres (31). Cette situation soulève ainsi la question de la capacité de l’UE à instaurer une véritable culture de participation citoyenne, au-delà des simples symboles et déclarations d’intention.
Certaines régions et certains groupes sociaux ont été largement sous-représentés, ce qui a limité la portée de cet exercice participatif. La question se pose donc de savoir dans quelle mesure la Conférence a véritablement réussi à inclure la diversité des voix européennes, ou si elle n'a fait que refléter les clivages existants entre les citoyens et les institutions européennes (32).
S’agissant du déficit démocratique, les propositions des citoyens, issues des panels et de la plateforme en ligne, ont insisté sur la nécessité de renforcer la démocratie participative, d'accroître la transparence des décisions européennes et d'améliorer l'accès à l'information pour les citoyens (33). En réponse, les institutions européennes ont salué cet élan et ont promis de prendre des mesures pour améliorer l'inclusivité des processus décisionnels. Malgré cette promesse, l’influence effective des propositions citoyennes sur les réformes futures de l’Union européenne demeure restreinte. En effet, les recommandations émanant de la Conférence ont fréquemment été atténuées par des compromis institutionnels. Par ailleurs, la portée concrète de ces réformes reste incertaine, faute de mécanisme contraignant assurant la mise en œuvre des suggestions formulées par les citoyens.
Source : Parlement européen, Le processus de la Conférence sur l’avenir de l'Europe ; CoFoE_Process_EN-scaled.jpg
Des divergences institutionnelles face aux résultats de la Conférence induisant un avenir incertain pour la révision des Traités
La CoFoE, après un an de débats, de consultations citoyennes et de réflexions institutionnelles, a produit un ensemble de recommandations et de propositions visant à réformer l’Union européenne. Cependant, si certains voient dans ces résultats un pas vers une UE plus démocratique, de nombreuses critiques soulignent la portée limitée des conclusions, ainsi que l’écart persistant entre les aspirations citoyennes et les décisions politiques réelles.
L’intensification des débats sur l'évolution institutionnelle de l'UE, amplifiée par la Conférence sur l'Avenir de l'Europe, invite à approfondir la question de la révision des Traités, un sujet clé qui fera l'objet d'un futur article intitulé "La Révision des Traités de l’Union Européenne", à lire en complément pour une analyse détaillée des enjeux et des perspectives.
L'un des principaux enseignements de la CoFoE réside dans les divergences institutionnelles qui ont émergé tout au long du processus. En effet, bien que la Conférence ait permis de rassembler des citoyens de toute l’Europe autour de thématiques clés telles que la démocratie, le climat ou la justice sociale, la traduction des discussions en résultats concrets a été marquée par des tensions entre les institutions de l’Union (34).
D'une part, le Parlement européen s'est montré particulièrement réceptif aux propositions citoyennes, allant jusqu'à plaider pour une révision des traités afin de renforcer les pouvoirs de l'UE et d’accroître sa légitimité démocratique. Cette ambition s’est traduite dans plusieurs des recommandations finales, qui appelaient à des réformes institutionnelles profondes, comme l'abolition de l'unanimité dans certains domaines de décision ou l'extension des compétences du Parlement. D’autre part, le Conseil de l’UE et certains États membres ont exprimé des réticences face à l’idée de réviser les traités, craignant une centralisation excessive des pouvoirs et une perte de souveraineté nationale. Cette divergence a entraîné des blocages sur certains points essentiels, notamment la question de la gouvernance économique ou encore des réformes de la politique étrangère et de défense commune. Ces tensions révèlent une fracture fondamentale entre les institutions, où la volonté de renforcer l’UE se heurte aux réticences des gouvernements nationaux, soucieux de préserver leurs prérogatives (35).
Le thème central de la révision des traités, largement abordé au cours de la Conférence, a fait l'objet de débats passionnés (36). Les citoyens, tout comme les représentants du Parlement européen, ont clairement exprimé leur souhait de réformer les traités pour permettre à l’UE de répondre plus efficacement aux défis actuels, qu’il s’agisse du changement climatique, de la santé publique ou de la gestion des crises. Cependant, malgré cet engouement initial, les chances d’une révision des traités semblent aujourd'hui compromises (37).
L'absence d’un consensus parmi les États membres représente le principal obstacle à cette révision. Nombreux sont ceux qui craignent qu’un tel changement renforce la supranationalité de l’UE au détriment des souverainetés nationales. Cette méfiance est particulièrement forte dans les pays d'Europe de l'Est et certains États nordiques, où les dirigeants politiques ont montré peu d’enthousiasme pour des réformes institutionnelles qui pourraient accroître les pouvoirs de Bruxelles. Par conséquent, bien que la Conférence ait abouti à des propositions ambitieuses en matière de réformes des traités, leur mise en œuvre reste incertaine (38).
Malgré le soutien affiché par le Parlement européen et la Commission, l'absence de consensus parmi les États membres risque de compromettre cette ambition. Certains pays, notamment en Europe de l’Est et du Nord, restent opposés à toute réforme qui pourrait renforcer la supranationalité de l’UE au détriment de la souveraineté nationale.
Cette opposition souligne un problème fondamental : la difficulté pour l’UE de se réformer en profondeur. Les débats autour de la révision des traités révèlent l’existence d’un "verrou institutionnel", où la règle de l’unanimité freine toute tentative de réforme substantielle. À cet égard, la Conférence n’a pas réussi à résoudre la question de savoir comment dépasser cet obstacle. Si l’UE continue d’exiger l’unanimité pour les questions les plus sensibles, la mise en œuvre des réformes recommandées par la CoFoE reste limitée.
En outre, le contexte géopolitique actuel, marqué par la guerre en Ukraine et les crises internes au sein de l’UE (comme les tensions sur l'État de droit en Pologne et en Hongrie), rend encore plus difficile l’adoption de réformes institutionnelles. L’Union se trouve dans une situation où, bien qu'elle soit consciente de la nécessité de réformer, elle est paralysée par des divisions internes qui risquent de retarder indéfiniment tout changement.
Les inquiétudes portent sur le fait que cette initiative de démocratie participative pourrait ne rester qu'un événement symbolique sans répercussions durables. Bien que les institutions européennes affichent un engagement à promouvoir les réformes issues de la Conférence, il n’existe pas de mécanismes contraignants pour assurer la mise en œuvre effective des propositions.
Les expériences passées, comme la Convention Giscard en 2002, illustrent que des initiatives similaires peuvent rencontrer des obstacles institutionnels, limitant leur impact. Pour éviter que les recommandations de la CoFoE ne tombent dans l’oubli, certains suggèrent de la transformer en une convention permanente. Cela permettrait d’inscrire les résultats de la Conférence dans les pratiques institutionnelles et d’établir un dialogue continu entre les citoyens et les institutions.
Bien que la Conférence ait cherché à renforcer la participation citoyenne, les résultats montrent que cet engagement reste fragile et inégal. L’une des critiques majeures adressées à la CoFoE concerne la représentativité des participants et la portée réelle de la participation citoyenne. Si les panels de citoyens ont permis à un échantillon de la population européenne de s’exprimer (39), leur influence sur les résultats finaux a souvent été perçue comme limitée. Cette situation met en évidence une forme de déconnexion persistante entre les institutions européennes et les citoyens. Le défi consiste à intégrer la démocratie participative dans le processus décisionnel quotidien de l’UE, et non simplement comme une réponse temporaire aux crises de légitimité. L’idée de panels citoyens permanents, consultés régulièrement sur des questions clés, pourrait être explorée pour institutionnaliser cette nouvelle forme de participation (40).
Cependant, cette ambition se heurte à plusieurs obstacles, notamment le manque de ressources pour organiser de tels panels à grande échelle et la difficulté de garantir une participation équitable et représentative dans l’ensemble des États membres. Par ailleurs, la plateforme numérique, bien que saluée comme un outil innovant, a souffert d’une participation limitée, ce qui montre que l’UE doit encore faire des efforts pour mobiliser pleinement ses citoyens.
Transformer la CoFoE en une instance permanente, comme le proposait Emmanuel Macron, permettrait non seulement de consolider ses résultats, mais aussi d’institutionnaliser un dialogue citoyen durable au sein de l’Union européenne (41). Le Président français proposait alors une communauté politique européenne pour rassembler les pays partageant les valeurs et l’espace géographique européens, y compris tout pays partageant les valeurs de l’UE. Il insiste sur la nécessité de renforcer la coopération en matière de politique, de sécurité et d'énergie, afin de structurer l'Europe face aux défis actuels. Cette initiative permettrait une intégration progressive sans attendre une adhésion complète à l'UE.
Cette pérennisation des recommandations de la CoFoE constitue alors un enjeu essentiel pour renforcer cette initiative démocratique et éviter un retour aux dysfonctionnements structurels de l’UE. Bien que la Conférence n’ait pas disposé de pouvoir législatif formel, elle a néanmoins dégagé des orientations ambitieuses, notamment dans le domaine de la gouvernance démocratique, posant les bases d’une influence durable sur les politiques européennes.
(1) Dominique RITLENG. « L'Union européenne : un système démocratique, un vide politique », Titre VII [en ligne], n° 2, De l’intégration des ordres juridiques : droit constitutionnel et droit de l’Union européenne, avril 2019.
(2) Article 10 du Traité sur l’Union européenne (TUE).
(3) European Council, “Conférence sur l’avenir de l’Europe.” Conseil de l'Union Européenne.
(4) Assemblée nationale, "Convention sur l'avenir de l'Europe: Fiches thématiques."
(5) FARGE-BONNET Mathilde, « La défiance institutionnelle et crise de la démocratie au sein de l’Union européenne », CEDIRE, 7/10/2024.
(6) Olivi Bino, Alessandro Giacone, L'Europe difficile: Histoire politique de la construction européenne. Gallimard, avril 2007, Folio histoire.
(7) Dimitrakopoulos, Dionyssis G, et Hussein Kassim. « La Commission européenne et le débat sur l'avenir de l'Europe », Critique internationale, vol. no 29, no. 4, 2005, pp. 169-190.
(8) Commission européenne, Direction générale de la communication, Livre blanc sur l'avenir de l'Europe : réflexions et scénarios pour l’UE27 à l’horizon 2025, Publications Office, 2017.
(9) J-C. Boual, « La convention pour une constitution européenne : premier bilan », Mouvements, vol. no29, no. 4, 2003, pp. 134-143.
(10) « Conference on the Future of Europe - Franco-German non-paper on key questions and guidelines », 26 Novembre 2019.
(11) European Parliament Conference on the Future of Europe, Main Outcome of the Working Group, 19 December 2019.
(12) "Conférence sur l'avenir de l'Europe - Déclaration commune." Conseil de l'Union européenne, 2021, Secrétariat général du Conseil.
(13) Gisela Grieger, Brève du Parlement européen, Plénière – Juin 2020, Conférence sur l’avenir de l’Europe, Service de recherche du Parlement européen, PE 659.438.
(14) Lehne, Stefan. «The Conference on the Future of Europe—an Experiment in Citizens’ Participation.» Carnegie Europe, May 13, 2021.
(15) Philippe Leglise-Costa, Conseil Affaires Générales du 28 janvier 2020 - Conférence sur l’avenir de l’Europe, 28 janvier 2020 Note Diplomatique (NDI-2020-0052301).
(16) Jessy Bailly. La Conférence sur l’avenir de l’Europe et la demande d’une UE redistributive ?. Quel contrat social pour l’Union européenne?, GIS Eurolab; CERIC, May 2023, Aix-en -Provence, France. hal-04149375v2
(17) « Règlement intérieur de la conférence sur l'avenir de l'Europe » Futureu.europa.eu, 2021.
(18) Nora Hamadi, Vie politique : comment remobiliser les citoyens, 27 - Le magazine des citoyens européens, Émission du 11/09/2022, Disponible jusqu'au 28/05/2026.
(19) Droszewski, Raphaël, et Clotilde Warin. «Comment réussir la Conférence sur l'Avenir de l'Europe? » Carnets du CAPS, Centre d'analyse et de prévision, Ministère des affaires étrangères, septembre 2021.
(20) Christine Verger, Benjamin Couteau. «Comment fonctionne la Conférence sur l’avenir de l’Europe? », Institut Jacques Delors, 16 juin 2021.
(21) « Charte de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe.» Conference on the Future of Europe, futureu.europa.eu.
(22) Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères. «S’exprimer sur l’avenir de l’Europe. » Diplomatie.gouv.fr.
(23) European Commission. « National Panels and Events. », Conference on the Future of Europe, 15 Sept. 2022.
(24) Missions Publiques. “Conférence sur l'avenir de l'Europe.” Missions Publiques, 17 June 2021.
(25) Jessy Bailly. L’institutionnalisation d’une assemblée citoyenne à l’épreuve de l’Eurocratie. GIS, Démocratie et Participation, Nov 2022, Saint-Denis, France. hal-03875231.
(26) Lehne, Stefan. «The Conference on the Future of Europe—an Experiment in Citizens’ Participation.» Carnegie Europe, May 13, 2021.
(28) Lehne, Stefan. « The Conference on the Future of Europe—an Experiment in Citizens’ Participation. » Carnegie Europe, May 13, 2021.
(29) Eurobaromètre spécial 517, Rapport sur « L’avenir de l’Europe » (terrain : septembre-octobre 2021) publié en janvier 2022, p. 177
(30) Céline Spector. La Conférence sur l’avenir de l’Europe : un exercice démocratique ?. Revue des Affaires européennes/Law European & Affairs, 2021, 3, pp.463-471.
(31) France Diplomatie, Communiqué de Presse : Groupe d'Experts Franco-Allemand sur les Réformes, Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, 23 janvier 2024.
(32) High-Level Advisory Group Report, "Conference on the Future of Europe: What Worked, What Now, What Next?" Conference on the Future of Europe Observatory, 22 February 2022. European Policy Centre.
(33) Rapport final de la conférence sur l'avenir de l'Europe - Panel de citoyens chargé de formuler des recommandations pour la conférence sur l'avenir de l'Europe, 11 et 12 mars 2022. Rapport de synthèse. SWG, 16 Mar. 2022, Rome, p.162
(34) Camille-Cerise Gessant. "Olivér Várhelyi estime que la prochaine Commission devra être une Commission de l’élargissement." Bulletin Quotidien Europe, no. 13409, Agence Europe, CENTRE D'INFORMATION DU SGAE. 15 mai 2024.
(35) Agence Europe. "Les eurodéputés demandent des actions de l’UE pour préparer les futurs élargissements." Bulletin Europe, 25 avril 2024.
(36) H. Bribosia, e.a, Réformer les procédures de révision des Traités: Deuxième rapport sur la réorganisation des traités de l'Union européenne, 31 juillet 2000.
(37) O. Costa, D. Schwarzer, Naviguer en haute mer : Réforme et élargissement de l'UE au XXIe siècle, Rapport du groupe de travail Franco-Allemand sur les Réformes Institutionnelles de l’UE, 18 septembre 2023.
(38) Commission des affaires étrangères. «Examen de la proposition de résolution européenne relative aux suites de la Conférence sur l'avenir de l'Europe ; projet de contrat d'objectifs et de performance entre l'État et Campus France pour 2023-2025.» Portail vidéo de l'Assemblée nationale, 12 juillet 2023.
(39) Manuel Lafont Rapnouil, Note du CAPS : Conférence sur le Futur de l'Europe (1/2) : Injecter de la démocratie 3 participative à l’échelon européen : quelques pistes en amont de la Conférence, Note Diplomatique (NDI-2020-0003038), Ministère de l'Europe et des Affaires Étrangères, 07 janvier 2020
(40) F. Rouvillois, « La Conférence sur l'avenir de l'Europe, ou les faux-semblants de la démocratie participative », In : Revue Politique et Parlementaire, n° 1104, 2022, pp. 235-243
(41) La conférence de presse des président.e.s des trois institutions européennes.