26/1/2025
L’étiquetage frontal, qui constitue un mécanisme de régulation alimentaire pour lutter contre l’obésité et les maladies liées à la malnutrition, fait l’objet de discussions significatives à l’échelle internationale(1). Alors qu’en Europe, l’harmonisation du Nutri-Score demeure en attente de consensus, l’Amérique latine, notamment le Chili (2016) et le Mexique (2021) ont développé des dispositifs réglementaires afin d’informer les consommateurs sur les risques associés à la consommation excessive de sucre, de sel et de graisse saturées avec leur « etiquetado frontal de advertencia»(2). Bien que ces initiatives aient contribué à une réduction notable de la consommation de produits ultra-transformés(3), elles ont également suscité des débats marqués par des enjeux politiques et économiques significatifs(4). Cela nous amène alors à nous demander comment l’étiquetage frontal a-t-il influencé les politiques de santé publique et les comportements alimentaires en Amérique latine, dans un contexte de tensions et négociations entre acteurs nationaux et internationaux ?
L’Amérique latine fait face à des enjeux sanitaires majeurs liés à l’alimentation, caractérisés par une hausse significative des maladies comme l’obésité, le diabète de type 2 et les maladies cardiovasculaires. Selon l’étude “Worldwide trends in underweight and obesity from 1990 to 2022” publiée dans The Lancet, le taux d'obésité en Amérique Latine a considérablement augmenté au cours de ces dernières décennies. En 2022, environ 36% des Mexicains de plus de 20 ans étaient obèses, représentant une augmentation significative depuis 1990. L’étude établit une corrélation entre cette évolution et l'augmentation des importations de produits alimentaires transformés en provenance des États-Unis comme une des causes principales de cette évolution(5). En 2022, les exportations agricoles des États-Unis vers le Mexique ont atteint un record de 29 milliards de dollars, représentant une hausse de 12% par rapport à l’année 2021. Les États-Unis étaient alors le principal fournisseur de produits agricoles au Mexique avec une part de marché dominante d’environ 70%(6). De plus, la croissance des volumes pour des produits tels que le soja (+21%), les produits laitiers (+10%) et les produits à base de porc (+9%) indique une consommation croissante ces produits(7), souvent utilisés dans les régimes alimentaires riches en calories transformées. Le fait que le Mexique soit alors le deuxième marché d’exportation le plus important en termes de produits agricoles américains (derrière la Chine) reflète l’ampleur de la consommation de produits importés, notamment transformés dans le pays.
Sur le plan économique, l’impact financier de ces pathologies s’avère considérable pour les systèmes de santé nationaux : au Mexique, la prise en charge du diabète représentait environ 2,25 % du PIB en 2016(6). Dans ce contexte, des stratégies préventives ont été identifiées comme des priorités politiques, parmi lesquelles l’étiquetage frontal des aliments s’est révélé être un instrument pertinent. L’étiquetage frontal, en fournissant une information nutritionnelle visuelle par le biais d’un code couleur et alphabétisée, vise notamment à alerter les consommateurs sur les risques liés à la consommation excessive de produits riches en sucre, sel et graisses saturées(7). Cet outil est particulièrement crucial dans des contextes où la publicité pour les aliments ultra-transformés est omniprésente et où la sensibilisation aux enjeux nutritionnels reste limitée(8). En promouvant une transparence accrue, ces systèmes d’étiquetage se sont inscrits comme des réponses pour infléchir les tendances actuelles et protéger la santé publique, notamment des plus jeunes.
Dès 2016, sous l’impulsion du sénateur Guido Girardi, ancien pédiatre et figure clef de la lutte contre l’obésité infantile, le Chili a mis en œuvre une des lois les plus avancées au monde en matière de santé publique(9). La réforme chilienne repose sur un système d’étiquetage basé sur des pictogrammes octogonaux noirs apposés sur les produits contenant des niveaux élevés de sucre, de sodium, de graisses saturées ou de calories au nom de « Etiquetado Frontal de Advertencia » en espagnol. Cette mesure s’inscrit dans un cadre législatif plus large qui interdit également les publicités ciblant les enfants, l’utilisation de personnages animés sur les emballages, une technique marketing souvent utilisée pour séduire les enfants(10). Par ailleurs, la publicité télévisée pour ces produits est interdite durant les créneaux horaires où les enfants sont les plus exposés (de 6 à 10h du matin). Ces interdictions s’étendent également aux écoles, où la vente de produits jugés néfastes pour la santé est également proscrite.
Inspiré par cette approche, le Mexique a introduit un système similaire en 2020, avec des ajustements afin de répondre aux préoccupations locales. En plus des pictogrammes noirs, des avertissements spécifiques concernant la présence d’édulcorants et de caféine ont été ajoutés, reflétant les préoccupations grandissantes concernant ces substances(11).
Les données collectées lors des premières années d’application des politiques chiliennes indiquent des tendances statistiquement significatives. Une étude publiée, a démontré que les ménages chiliens ont acheté 37% de sucre en moins à partir de produits portants les étiquettes d’avertissements(12), tandis que les produits non étiquetés comme étant nocifs, tels que l’eau ou les jus sans sucre ajouté ont connu une hausse de leur consommation. Cette tendance suggère un changement dans les comportements alimentaires des consommateurs, si ce n’est même une prise de conscience concernant les risques présentés par les produits ultra-transformés(13). Pour appuyer cette réforme, le gouvernement chilien a mobilisé entre autres des recherches scientifiques, telles que celles de l’Université du Chili, démontrant le lien entre la consommation d’aliments transformés et l’augmentation de l’obésité(14). De plus, ces initiatives ont reçu le soutien d’organisations internationales, telles que l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS), qui les ont saluées comme des modèles potentiels pour d’autres nations(15).
Ce succès peut également être attribué à la continuité de la mise en œuvre de la loi, indépendamment des changements de gouvernements qu’il y a eu entre 2014 et 2022. Bien qu'introduite sous la présidence de la socialiste (PSC) Michelle Bachelet, la réforme a été maintenue par son successeur, l’homme d’affaires libéral (du parti Renovación Nacional), Sebastián Piñera(16)(17). Ce qui témoigne d’un consensus politique relativement rare dans un pays souvent divisé, motivé par l’urgence sanitaire : au Chili, près de 75% des adultes et plus d’un enfant sur deux sont en surpoids ou obèses(18).
Par ailleurs, cette législation a exercé une pression considérable sur l’industrie agroalimentaire, ce qui a conduit à des transformations notables dans les formulations des produits. Face à la perspective de voir leurs produits marqués de pictogrammes noirs, nombreux d’entre eux ont entrepris des modifications de leurs recettes, incluant une réduction significative des niveaux de sucre, sel et de graisses saturées, en particulier pour les produits laitiers (Danone) et de céréales (Nestlé) afin d’éviter la classification défavorable(19). Plus globalement, cela témoigne de l’impact direct des politiques publiques sur la chaîne de production alimentaire. Cependant, cette dynamique d’adaptation n’a pas empêché une résistance de la part des multinationales agroalimentaires.
Des multinationales agroalimentaires, telles que Coca-Cola, PepsiCo et Nestlé ont adopté des stratégies variées pour freiner la mise en place de ces étiquetages, notamment dans le financement de campagnes de lobbying afin d’influencer l’opinion publique et les décideurs politiques(20). Au Mexique, des associations industrielles comme ConMéxico, regroupant des entreprises locales et internationales, ont investi dans ces campagnes médiatiques visant à discréditer le système d’étiquetage frontal. Ce dernier était alors présenté comme trop complexe pour les consommateurs, notamment ceux des milieux ruraux, et trop coûteux pour les entreprises locales(21). Un exemple marquant est celui de Coca-Cola, qui a mené une intense campagne de relations publiques en 2016 pour contester les surtaxes sur les boissons sucrées et les restrictions publicitaires introduites parallèlement à l’étiquetage frontal. La marque a argumenté que ces mesures mettraient en péril des milliers d’emplois dans l’industrie des boissons et dans sa chaîne logistique(22).
De plus, dans des pays comme le Mexique, où Coca-Cola est un employeur majeur, les gouvernements locaux ont souvent hésité à adopter des politiques rigoureuses, craignant des répercussions économiques. Coca-Cola Femsa, une filiale de la multinationale, représente l’un des plus grands employeurs dans plusieurs Etats du pays. Ces investissements massifs créent alors une situation de dépendance économique significative, où les entreprises locales dépendent fortement des contrats et fournitures issues de ces multinationales(23). De plus, les multinationales ont renforcé leurs liens avec certains gouvernements locaux, exploitant les dépendances économiques créées par les investissements directs ou les emplois générés par leurs opérations(24).
Sur le plan diplomatique, les pressions exercées par les multinationales se sont manifestées à travers leur pays d’origine, des gouvernements étrangers, sensibles aux intérêts de leurs industries, ont plaidé contre des mesures jugées trop strictes. Ce fût notamment le cas sous l’administration Trump (2017-2021) où les États-Unis ont exprimé leur mécontentement face aux initiatives d’étiquetage frontal dans le cadre de l’Accord Etats-Unis-Mexique-Canada (AEUMC)(25). Ces régulations étaient perçues comme des barrières commerciales injustifiées et des atteintes à la libre circulation des produits. A cet égard, des diplomates américains ont averti les gouvernements latino-américains, y compris le Chili, des possibles répercussions économiques, notamment un désinvestissement étranger, si de telles politiques étaient mises en oeuvre. L'ambassadeur américain au Chili, Michael Hammer (2014-2016), avait particulièrement souligné les risques économiques potentiels liés à cette adoption(26). Bien que ces avertissements n’aient pas abouti à un recul de la politique chilienne, ils illustrent cependant les pressions exercées au plus haut niveau diplomatique. Ces interventions ont mis en évidence la portée internationale des débats sur la régulation alimentaire.
L’étiquetage frontal, avec les expériences chiliennes et mexicaines, illustre la capacité des politiques publiques à améliorer la santé des populations en modifiant les comportements alimentaires et en influençant les pratiques industrielles dans une reformulation de leurs produits alimentaires. Cependant, la forte résistance de ces multinationales ainsi que les pressions diplomatiques soulignent les défis liés à la souveraineté alimentaire et économique des pays de la région. Ce qui amène à penser à une coopération régionale plus étroite, notamment au sein de blocs comme le MERCOSUR afin de renforcer l’impact de ces régulations tout en atténuant les pressions extérieures. Dans une réflexion plus globale, dans quelle mesure les politiques alimentaires peuvent-elles alors s’harmoniser à l’échelle internationale pour répondre aux enjeux de santé publique mondiale, tout en respectant les spécificités locales ?