9/5/2024
Dominique Vidal est journaliste et historien. Il a notamment travaillé au Monde diplomatique pendant près de 30 ans. Depuis 2009, il dirige l’ouvrage annuel "L’état du monde" avec Bertrand Badie. Il est spécialiste du Proche-Orient et notamment du conflit israélo-palestinien, auquel il a consacré de nombreux articles et ouvrages.
D’où est né votre intérêt pour la question Israël/Palestine ?
Alors disons qu'il y a une réponse globale comme journaliste et historien et une réponse personnelle. La réponse globale est que le conflit israélo-palestinien et israélo-arabe est certainement le dernier grand conflit de décolonisation à l'échelle de la planète. Il s’agit vraiment d’un conflit majeur, de loin le plus long. Je le fais démarrer à la création de l'Organisation Sioniste mondiale par Théodore Hertzl en 1897, véritable début du mouvement sioniste. La réponse personnelle est que 14 personnes de ma famille directe sont mortes assassinées à Auschwitz. J'ai donc toujours été extrêmement choqué par le fait que la propagande israélienne présente souvent les actions d'Israël comme se faisant au nom des morts de la Shoah. Je sais que ceux qui sont morts dans ma famille ne seraient certainement pas d'accord avec l'ensemble des guerres et des crimes de guerre commis par Israël depuis la première guerre israélo-arabe de 1948.
On ne peut pas séparer l'antisémitisme des autres formes de racisme, ceci est très important à mon avis. C'est-à-dire que le combat contre le racisme doit impliquer une vision universelle. Pour moi, l'antisémitisme devrait faire partie d'un même mouvement, d’un même effort. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Il suffit d'ailleurs d'aller visiter le Musée le mémorial de l'Holocauste à Jérusalem, le Yad Vashem, pour voir que la mémoire est focalisée sur le génocide des Juifs. Or dans l'histoire de l'humanité - et hélas - il y a eu beaucoup de génocides. Il est absurde de vouloir prioriser la lutte pour la mémoire du génocide des Juifs. Elle va de pair avec la lutte pour la mémoire du génocide des Arméniens, des Indiens d'Amérique, des Tutsis du Rwanda, des Khmers. Évidemment, je ne discute pas le fait qu’Israël fasse des efforts pour entretenir cette mémoire, mais je trouve discutable qu’elle l’isole des autres génocides. Un exemple particulièrement frappant est que l'État d'Israël ne considère pas le génocide des Arméniens comme un génocide en tant que tel. Je trouve cela très choquant. Surtout quand dans les dernières guerres entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie, on s'aperçoit qu’Israël fournit des armes et même de l'encadrement militaire à l'armée azerbaïdjanaise. Quand on se souvient de ce qu'a été le génocide des Arméniens au début du XXème siècle, on ne peut pas trouver la moindre justification à des alliances aussi contre-nature.
Lorsque pour la première fois le Général de Gaulle a pris l’avion pour le Liban, alors sous mandat français, il a écrit dans son journal « Vers l'Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». Je ne suis absolument pas d'accord avec l'idée que l'Orient serait par lui-même compliqué. Au fond, ce qui se passe en Israël-Palestine n’est pas inédit. C’est qu'il y a deux peuples sur un même territoire qui n'ont pas les mêmes droits. En droit international, on appelle cela un système d'apartheid, c'est à dire qu’un des peuples a tous les droits et que l'autre peuple n'en a aucun. Je pense aux droits individuels mais aussi aux droits collectifs et aux droits religieux. Le conflit israélo-palestinien est en fait très simple, c’est un conflit de caractère colonial. C'est-à-dire que les Palestiniens depuis 1948, puis en 1967, n’ont pas cessé d’être victime d'une spoliation de leurs terres, de leurs droits. Leur résistance est évidemment légitime. Tous les peuples ont droit à la résistance pour obtenir leur liberté. Là aussi, cela fait partie de la Charte des Nations unies. Le 7 octobre est une horrible action à caractère terroriste. Je ne dis pas que le Hamas est terroriste, je dis que l'action du 7 octobre était terroriste. Mais de toute évidence, ce qui s'est passé depuis, c'est-à-dire le massacre de plusieurs dizaines de milliers de Palestiniens de Gaza, dont 70% de femmes et d'enfants, est tout aussi une horrible action terroriste. Il est important de le souligner, les vies humaines, juives ou arabes ont la même valeur.
Si on veut sortir de ce conflit et instaurer la paix entre Israéliens et Palestiniens, mais aussi plus généralement dans la région, il faut donner une réponse simple à ce problème simple : donner aux Israéliens et aux Palestiniens les mêmes droits. Après, la traduction institutionnelle de l’égalité des droits peut être discutée : faut-il établir une confédération ou deux États distincts ? Cela reste à négocier. En revanche, les droits ne se négocient pas, ils sont attribués à chaque peuple en vertu de la Charte des Nations unies de 1945.
Alors oui, ma vision a changé, j'ai toujours été convaincu que la solution était celle de deux États. Ceci avant les accords d'Oslo et leur l'échec, qui a montré que malheureusement cette solution ne fonctionnait pas. Et cela, pour dire les choses simplement, à cause du fait que jamais les Israéliens n'ont accepté de négocier de bonne foi. La meilleure preuve est que depuis l’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin - signataire des accords d'Oslo le 4 novembre 1995, il n'y a plus eu une seule négociation de bonne foi accompagnée d’un arrêt de la colonisation et d’une reconnaissance des droits des Palestiniens.
À présent, je considère que nous avons suffisamment fait d'erreur, nous les Occidentaux, pour ne pas décider à la place des Israéliens et des Palestiniens de ce qu'il faut faire. Comme journaliste, j'observe qu’une majorité de plus en plus nette de Palestiniens, et notamment de jeunes Palestiniens, sont favorables à l'idée d'un État binational.
Il convient de rappeler le caractère particulier du champ de bataille de la guerre actuelle : la bande de Gaza est une enclave palestinienne de 360 km2, contrôlée par le Hamas. Un embargo imposé par Israël depuis 2007 avec l’appui de l’Égypte l’isole du reste du monde. Aussi, la manière de mener cette guerre par les autorités israéliennes semble inédite : la disproportionnalité accrue de l’offensive israélienne, son non-respect du droit international, l’utilisation de la famine comme tactique de guerre et de l’intelligence artificielle, avec le programme Lavender, utilisée pour cibler et tuer des personnes suspectées d’être proche du Hamas.
C'est certainement la plus grave de toutes les guerres qui ont eu lieu entre Israéliens et Palestiniens. Face à face, un État avec une armée considérablement puissante et une population. Je ne crois pas un seul instant que ce soit une guerre entre Israël et le Hamas. C'est une guerre entre Israël et les Gazaouis. Les personnes sous les bombes, les enfants, les femmes qu'on tue ne sont pas des militants du Hamas. Certes, il y a des militants du Hamas qui ont été tués, mais la grande masse des morts, ce sont des civils. Et à mon avis, quand on s'attaque à des civils innocents de manière indistincte, c'est-à-dire sans cible militaire, c'est ce qu'on appelle, au sens exact du terme, du terrorisme. C'est pour cela que j’ai dit que le 7 octobre était pour moi était une action de caractère terroriste parce qu'elle visait en majorité des civils et non des militaires. Sur les 1140 tués le 7 octobre, 400 étaient des militaires.
Je crois que pour Israël, il y a une continuité dans le projet colonial. Il s'agit, comme en 1948, et 1967, de contrôler de la manière la plus violente possible l'ensemble des territoires palestiniens occupés en 1967. Ce qui est nouveau, ce sont les moyens employés. Jamais il n'y avait eu de période où Israël a organisé la famine des populations civiles palestiniennes, ni de bombardements et de destructions à cette échelle.
Du côté des Palestiniens, je crois que le Hamas avait plusieurs objectifs lorsqu'il a déclenché son attaque du 7 octobre. Le premier était de remettre la question palestinienne au centre du débat et des négociations régionales et internationales. Ce qui n'était plus le cas depuis les accords d'Abraham, accords de normalisation des relations entre le monde arabe et Israël sur le dos des Palestiniens. Un autre objectif était d’empêcher les accords d’Abraham d’être étendus à l’Arabie Saoudite ou à d’autres pays, bien que le Hamas sût très bien que la réaction d'Israël serait extrêmement violente. Et c'est vrai, depuis le 8 octobre, les Saoudiens n'ont plus déclaré qu'ils étaient prêts à normaliser leurs relations avec Israël.
Un troisième objectif était de forcer une solution au conflit israélo-palestinien, en croyant que l'usage d'une violence extrême comme celle du 7 octobre allait traumatiser la société israélienne. C’est la même erreur commise par le Hamas pendant la deuxième intifada. Les attentats kamikazes ont eu pour résultat un traumatisme très fort, qui a précipité une grande masse d'Israéliens vers une droite plus radicale. Là, il y a une erreur d'appréciation du Hamas, une mauvaise évaluation de la réaction de la société israélienne.
On dit souvent qu’Israël a quelque peu instrumentalisé le Hamas pour mettre fin aux négociations avec l'OLP (Organisation de libération de la Palestine) et ensuite avec l’ANP (Autorité nationale palestinienne). Les dirigeants israéliens ont toujours souhaité diviser le mouvement national palestinien. À la fin des années 80, au moment de la création du mouvement Hamas, les responsables israéliens, Ariel Sharon et Benyamin Netanyahou, ont aidé ce mouvement à se développer. Cette aide est évidemment financière. On sait par exemple que depuis 2007, la plupart des moyens financiers dont disposent le Hamas proviennent du Qatar. Pour transférer de l'argent du Qatar à Gaza, il faut bien avoir l'accord d'Israël. Donc il y a une complicité certaine entre ces trois acteurs. On peut comparer le lien entre Israël et le Hamas au récit de Frankenstein : le monstre échappe à son créateur. D'une certaine manière, je crois qu’Israël a contribué à créer des divisions entre Palestiniens. Mais à un moment, le Hamas a complètement échappé à Israël.
Il faut comprendre que ce gouvernement en Israël est sans précédent. Vous avez au gouvernement le parti de droite traditionnelle nationaliste, le Likoud, dont Netanyahou est le chef. La grande nouveauté du gouvernement formé en décembre 2022, est la présence de deux parties représentatives de ce qu'on pourrait appeler le fascisme israélien. Dans l'histoire politique d'Israël, il y a déjà eu un fait similaire. En 1984, le Rabbin fasciste Meir Kahane, fondateur du parti Kach, est le seul élu de son parti à la Knesset. Ce parti était non seulement favorable à l'annexion des territoires occupés, mais surtout à l'expulsion de toute la population palestinienne, y compris les Palestiniens citoyens d'Israël. La différence est qu’à cette époque, il était isolé dans la scène politique israélienne. D'ailleurs, après le massacre d’Hébron de 1994, ce parti a été interdit par l’Assemblée de la Knesset.
Voilà qu’à nouveau, à l'initiative de Benyamin Netanyahou, ce courant extrémiste est au gouvernement. Mais cette fois avec 14 élus et des postes ministériels majeurs, puisqu’Itamar ben Gvir, leader d'Ozma Yehudit (force juive) est ministre de la Sécurité nationale et Bezalel Smotrich, chef du parti Mafdal-sionisme religieux, est ministre des Finances. Les dangers de ce gouvernement sont donc nombreux pour les Palestiniens : un danger de répression, de colonisation et d'annexion. Il est certain que l'ampleur de la guerre, son caractère génocidaire est directement lié à la composition du gouvernement. Cela dit, il ne suffit pas d'avoir un gouvernement plus modéré pour faire émerger une négociation de paix permettant d'en finir avec le conflit lui-même.
Dans les États arabes signataires des accords d’Abraham, nombreux sont les citoyens qui manifestent leur hostilité contre ces accords et exigent la fin de la normalisation. À votre avis, pourquoi ces accords n’ont pas été rompus ?
Je crois que les dirigeants arabes sont pris entre deux désirs. Un désir de normaliser les relations avec Israël pour des raisons économiques, commerciales, mais aussi sécuritaires. C'est-à-dire qu’Israël aide ces régimes à se maintenir en place. Il ne faut jamais oublier que les révolutions arabes ne sont pas très loin. En même temps, ces dirigeants sont prudents face à la réaction des populations, choquées par cette guerre. Il y a cette peur de voir à nouveau renaître des révolutions arabes, déjà si difficiles à maîtriser à l’époque.
Il semble qu’il y a un revirement de l’opinion publique occidental sur ce conflit, malgré les positions des responsables politiques et les diffusions des médias mainstream, conduisant peut-être à une fracture ?
En France, il est clair qu’une partie de l'opinion est favorable aux Palestiniens. Cela dit, le niveau atteint par les États-Unis est sans doute plus inquiétant pour Israël. Depuis quelques semaines, il y a un renversement majeur de l'opinion américaine historiquement favorable à Israël. Aussi, il y a un renversement de l'opinion juive américaine contre les politiques de Netanyahou. Le conflit israélo-palestinien est un enjeu des élections américaines en cours. Dans le Michigan, la frange progressiste démocrate a appelé ses partisans à voter blanc dans la primaire, pour exiger un cessez-le-feu à Joe Biden. À la surprise générale, il y a eu près de 100 000 votes blancs. Par ailleurs, il faut souligner qu’il n’y a pas d'importation du conflit israélo-palestinien en Europe. Ce qui mobilise les gens sont les valeurs morales et humanistes. Plus exactement, le conflit s'importe tout seul. Si on juge le système médiatique, je dirais que dans tout l'Occident, il est traditionnellement plutôt favorable à Israël. Il y a aussi de plus en plus d’espaces médiatiques alternatifs, notamment les réseaux sociaux.
L’attaque israélienne sur le consulat iranien à Damas a conduit Téhéran à riposter en attaquant pour la première fois, de manière directe, le territoire israélien. Les 300 drones et missiles iraniens ont été largement interceptés par Israël et ses alliés occidentaux et régionaux. Comment analysez-vous cette montée des tensions israélo-iraniennes ?
Il y a d’abord la question de savoir pourquoi Netanyahou a décidé de bombarder le consulat iranien à Damas, sachant que cela conduirait évidemment à une riposte iranienne. À mon avis, les responsables israéliens voulaient cette riposte pour plusieurs raisons. Premièrement, Benyamin Netanyahou porte comme Premier ministre la responsabilité de la catastrophe du 7 octobre. Il est évident qu’il ne pourra pas tout mettre sur le dos de l'armée. Il faudra qu'il démissionne et soit jugé parce que la majorité des Israéliens l'exige. Donc, un des objectifs de Netanyahou tout au long de cette période est de faire durer la guerre. Deuxièmement, l’enjeu est de faire sortir Israël de l’isolement. Son image est depuis plusieurs mois considérablement abîmée par la guerre de Gaza. Ainsi, la représentation d’Israël sous une pluie de missiles iraniens est une manière de parvenir à cet objectif.
La réussite militaire d’Israël à la suite de l’attaque iranienne est due à l’intervention des États-Unis, de la Jordanie et de la France. Quant aux sanctions engagées contre l’Iran, elles sont un exemple grotesque du deux poids deux mesures américain et occidental, alors qu’il n'y a pas eu de sanctions contre Israël. Ce point est dénoncé par énormément de pays du « Sud global ». La gestion du monde doit être remise en question. Le Sud, où vit la majorité de la population mondiale, est si peu représenté au Conseil de sécurité, cet organisme n'est pas du tout le reflet de la planète. Seules les puissances victorieuses de la Deuxième Guerre mondiale continuent à bénéficier de privilèges outrageants, comme le droit de veto, dont les États-Unis ont usé de manière scandaleuse contre le vote d’un cessez-le-feu à Gaza. Les dynamiques impulsées par les conflits - en Russie, à Gaza - dans lesquels le droit international est bafoué est parlante. Le rôle qu'a joué l'Afrique du Sud pour mettre en mouvement la Cour internationale de justice de La Haye pour aboutir à une décision relativement importante - celle d’empêcher des actes de caractère génocidaire - montre que c’est bien des pays du Sud qu'il faut attendre une impulsion favorable à une réorganisation du système international.
Quelles sont les perspectives qui pourraient faire avancer la paix entre Israéliens et Palestiniens ?
Je crois sincèrement que la clé est au niveau de la Maison Blanche, là où les décisions se prennent. Et si j'ai un peu d'espoir, c'est plutôt du côté de l'évolution de l'opinion américaine, quel que soit le président élu, il faudra bien qu'il tienne compte de cette opinion. De plus, il est très important que les Israéliens aient un nouveau dirigeant politique et se débarrassent de Netanyahou. Mais le plus important à mes yeux reste l'évolution de la position américaine. Le changement sans précédent de l’opinion publique américaine sur le conflit israélo-palestinien, observé ces dernières années et ces derniers mois, est un élément d'espoir.