13/2/2024
Le 15 janvier 2024, Kim Jong-Un, le leader nord-coréen, a ordonné, à l’occasion d’un discours devant l’Assemblée populaire suprême de la République populaire démocratique de Corée, la destruction du monument à la Charte des Trois-Points pour la Réunification nationale, plus connu sous le nom d’Arche de la Réunification1. Ce monument de 30 mètres de haut situé depuis 2001 à Pyongyang, la capitale du pays, représentait deux femmes coréennes, en hanbok, un habit traditionnel, qui élevaient une sphère sur laquelle figurait une carte de la péninsule coréenne réunifiée. Sur les deux bases, ont été construits des bas-reliefs en bronze représentant des scènes des mouvements indépendantistes coréens. La destruction de cette Arche représente un bouleversement important de la politique nord-coréenne mais aussi un changement de rhétorique vis-à-vis du voisin sud-coréen. Pour comprendre cette réaction nord-coréenne, il nous faut revenir sur l’histoire des deux Corées.
Cette histoire a souvent été partagée par les deux Corées car de 1392 à 1897, la péninsule coréenne était regroupée en un seul et même État dirigé par la dynastie Joseon. Cette stabilité sur plusieurs siècles explique pourquoi la Corée du Sud et la Corée du Nord ont aujourd’hui beaucoup de choses en commun, comme leur langue ou leur culture. Bien que la péninsule coréenne soit soumise à des influences étrangères, en particulier chinoises, l’élément perturbateur va surtout venir des ambitions de l’Empire du Japon qui, depuis 1868, cherche à agrandir et moderniser son armée mais aussi acquérir de nouveaux territoires. Le Japon attaque ainsi la Chine entre 1894 et 1895 pour s’emparer de Taïwan ou de la péninsule du Liaodong. Il s’en prend aussi à la Russie entre 1904 et 1905 pour conquérir une moitié de l’île de Sakhaline et le territoire du Guangdong. La péninsule coréenne ne sera pas épargnée car, dès 1910, elle deviendra une colonie japonaise2. Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale, après les bombardements atomiques américains des 6 et 9 août 1945 sur Hiroshima et Nagasaki, pour que le Japon abandonne ses colonies. Alors en pleine Guerre Froide, les États-Unis et l’URSS vont s’accorder pour se partager militairement la péninsule coréenne au niveau du 38ème parallèle, une ligne imaginaire parallèle à l'équateur et notamment utilisée pour situer des points géographiques avec précision. Le Nord passe alors sous influence soviétique, avec le régime de Kim Il-Sung, le grand-père de Kim Jong-Un, tandis que le Sud est sous influence américaine, avec le nouveau régime de l’anti-communiste Syngman Rhee. Cette division, initialement temporaire, le temps de mener à bien les discussions sur la réunification, est toujours d’actualité aujourd’hui.
Le projet de réunification sous 5 ans a été abandonné à cause des tensions entre le Nord et le Sud, même si l’Organisation des Nations Unies (ONU) appelait à ce que ce découpage ne soit temporaire que de 5 ans. Ces tensions aboutissent en 1948 à la déclaration d'indépendance de chacune des deux Corées3 et vont même résulter en une guerre dès 1950, enterrant définitivement les tentatives de réunification4. En effet, le 25 juin 1950, le Nord envahit le Sud et prend rapidement le contrôle de la capitale, Séoul, et de près de 90% de la péninsule coréenne. Cette avancée a été rendue possible grâce à différents facteurs, notamment une attaque rapide et surprise en pleine nuit, à 4 heures du matin, mais aussi à un soutien militaire de l’URSS aux forces communistes, tandis qu’à l’inverse la Corée du Sud était alors plus pauvre que le Nord. Les États-Unis vont alors intervenir pour contrer toute expansion du communisme, conformément à leur politique d’endiguement. Ils vont faire appel à l’ONU qui va voter la résolution 83 le 27 juin 1950 conseillant aux États membres de soutenir militairement la Corée du Sud5. Le Commandement des Nations Unies en Corée sera rendu possible grâce à l'absence de véto de l’URSS qui boycottait alors l’ONU, souhaitant notamment la reconnaissance de la République Populaire de Chine. Le 15 septembre 1950, cette coalition internationale, avec des pays occidentaux mais aussi d’autres pays d’Asie, est menée par le général américain MacArthur et débarque par la mer à Incheon. Elle parvient à repousser rapidement les troupes communistes jusqu’à prendre Pyongyang et atteindre la frontière chinoise. Inquiète par ce retournement de situation et parce qu’elle souhaite garder un État-tampon à sa frontière avec la péninsule coréenne, la Chine, qui sort tout juste d’une guerre civile, va prendre part aux conflits aux côtés des Nord-coréens. La mobilisation massive de la Chine, avec près de 3 millions de soldats, repoussera les forces internationales pour finalement conduire à une stabilisation de la zone de guerre au niveau du 38ème parallèle vers 1951. Les combats vont se poursuivre, notamment sous forme de bombardements aériens, pour cesser le 27 juillet 1953 avec la signature d’un cessez-le-feu entre la Corée du Nord, la Corée du Sud, la Chine et les États-Unis. Cette guerre aura fait près de 3 millions de morts, dont environ 2 millions de civils. Il faut aussi noter que, malgré cet armistice6, les deux pays sont toujours techniquement en guerre aujourd’hui.
Cette Guerre de Corée a considérablement impacté les relations entre le Nord et le Sud, en particulier à cause des crimes contre l’humanité commis par les deux camps, attisant la haine de l’un envers l’autre et renforçant la séparation. Celle-ci se remarque notamment dans la vision que chaque partie a du conflit qui vient de s’achever. La rhétorique nord-coréenne ne parle pas d’une guerre ou même d’une guerre par procuration, mais plutôt d’une libération de la péninsule coréenne par le biais d’une attaque préventive. Si la Corée du Nord a été la première à attaquer, elle se justifie en disant que les États-Unis avaient prévu d’attaquer via le territoire sud-coréen. Le Nord veut que l’ingérence américaine cesse dans l’autodétermination du peuple coréen, qui souhaiterait s’unifier. C’est pourquoi le dirigeant nord-coréen Kim Il-Sung évoque une contre-attaque pour l’”unification et l’indépendance de la patrie, la liberté et la démocratie”7. La rhétorique de la Corée du Nord sur l’issue de cette guerre consiste à dire qu’elle a été victorieuse face à “l’impérialisme américain” au point d’avoir fait construire, à Pyongyang, un musée sur la guerre de Corée appelé, le Musée de la guerre victorieuse8. En réalité, aucune des deux parties n’a gagné car la situation s’est de nouveau stabilisée autour du 38ème parallèle. La rhétorique du Sud consiste à se faire passer pour la victime dans ce conflit, et à faire passer la Corée du Nord comme l’agresseur car elle a été la première à attaquer. Plus généralement, la Corée du Sud ne se considère pas comme une victime de la Corée du Nord mais comme une victime du communisme lui-même. En ce sens, la guerre ne se joue plus entre deux pays mais entre deux idéologies, ce qui a permis à la Corée du Sud de gagner le soutien, alors indispensable, des États-Unis. Pour autant, si la Corée du Sud se donne l’image d’un pays agressé, elle a aussi eu l’idée d’attaquer la Corée du Nord. Ainsi, le 30 septembre 1949, avant la guerre, le président sud-coréen, Syngman Rhee, envoie une lettre9 au Dr Robert T. Oliver dans laquelle il déclare vouloir éradiquer les communistes, comparés à des terroristes, en les chassant dans une région montagneuse et en les épuisant par la faim. Cela montre qu’en 1949, la Corée du Sud et la Corée du Nord avaient la même idée, celle d’une offensive contre le camp adverse. Syngman Rhee exhortait notamment les États-Unis à attaquer en premier, ce qu’ils ont toujours refusé.
Après ce conflit meurtrier, l’éloignement entre les deux Corées va se renforcer dans plusieurs domaines au cours de la guerre froide. Au niveau de la Corée du Nord, le dirigeant communiste Kim Il-Sung installe un régime autoritaire avec une propagande importante et une purge des opposants politiques. Il concentre ses efforts sur la reconstruction de la Corée du Nord après la guerre en lançant par exemple le mouvement Chollima10 dans les années 50, encourageant les citoyens à faire preuve d’esprit collectif et à travailler toujours plus pour le bien de la Nation. Il lance aussi un plan de développement en 3 trois ans pour développer la production d’électricité, de charbon ou encore de métaux. Il sera finalement prolongé car les résultats étaient plus faibles qu’attendus11. Le but est de reconstruire la Corée du Nord avant la Corée du Sud, ce qui a été fait en 10 ans, à la surprise des économistes américains. Au début des années 60, la Corée du Nord accroît l’aspect autoritaire de son régime et met en place l’idéologie du Juche, créant un véritable culte de la personnalité autour du leader, encore plus poussé que celui de Mao Zedong. Cette doctrine, cumulée à une nouvelle purge contre les détracteurs, permet une stabilité du régime nord-coréen. Cette stabilité sera mise à mal suite à l’effondrement de l’URSS. Entre 1994 et 1997, le pays fait face à une famine conduisant à plus d’un million de victimes. L’isolement du pays et les sanctions internationales n'améliorent en rien la situation. Pour se maintenir au pouvoir, le nouveau dirigeant Kim Jong-Il décide de développer les missiles balistiques et surtout les armes nucléaires, malgré la forte opposition des États-Unis. C’est une manière pour le pays d’assurer son indépendance et d’empêcher toute attaque sur son sol. A l’inverse, en Corée du Sud, la situation est très différente. Le nouveau dirigeant Park Chung-hee va lui aussi lancer une initiative équivalente au mouvement Chollima : le mouvement Saemaul12 qui a pour but de reconstruire et moderniser le pays, alors un des plus pauvres au monde. Entre 1962 et 1979, Park Chung-hee entreprendra notamment plusieurs réformes, comme sur l’organisation de l’État ou des grandes entreprises familiales. Il opte sur un modèle de fonctionnement sur des bases capitalistes, ce qui se concrétise par une ouverture sur le monde. Cette dernière permettra à la Corée du Sud de s’enrichir considérablement, au point de parler d’un miracle de la rivière Han pour qualifier ce développement économique. Le régime de Park Chung-hee est néanmoins marqué par la répression sanglante de toutes les personnes suspectées d’être communistes. Cette répression conduira à sa chute. Son assassinat, le 26 octobre 1979, permettra le début d’un processus de démocratisation de la Corée du Sud.
Ainsi, après la guerre, les deux Corées ont pris des chemins différents. Mais, ces chemins sont aussi marqués par des tentatives de rapprochement entre les deux pays, qui sont toujours divisés par la zone démilitarisée, perçue comme la dernière frontière de la guerre froide. La plus connue est sûrement l’initiative du président sud-coréen, Kim Dae-jung, appelée la politique du rayon de soleil13, qui lui vaudra un Prix Nobel de la Paix en 2000. Cette politique s’étendait sur 10 ans, entre 1998 et 2008, et consistait en un effort du gouvernement sud-coréen de réduire le risque d’un nouveau conflit meurtrier entre les deux États. Cela passe par la réconciliation avec le Nord. Concrètement, cette politique est marquée par l’organisation de sommets inter-coréens et des investissements. En 2000, les équipes nord-coréennes et sud-coréennes ont aussi défilé ensemble lors des Jeux Olympiques de Sydney ; une manière symbolique de mettre en avant la réconciliation. C’est dans le cadre de ce rapprochement entre les deux Corées que l’Arche de la Réunification à Pyongyang est inaugurée en 2001, avant d’être détruite en 2024 sur indication de Kim Jong-Un. La politique du rayon de soleil sera finalement sapée par les tests nucléaires du Nord depuis 2006 mais aussi par les différentes altercations, comme en 2010 lorsque la Corée du Nord a coulé un navire et bombardé une île de la Corée du Sud. Cet échec conduira à l’élection de politiciens conservateurs qui vont refuser toute négociation avec le Nord.
En revanche, près d’une décennie après la fin de la politique du rayon de soleil, Moon Jae-in, élu Président de la République de Corée en 2017, prend la décision de relancer le dialogue avec le Nord14. Cette reprise des discussions est caractérisée par la participation de la Corée du Nord aux Jeux Olympiques d’hiver de 2018. Les deux Corées défilent ensemble, sous le drapeau de la péninsule coréenne unifiée, lors de la cérémonie d’ouverture. Un point important consiste en l’arrivée d’une délégation nord-coréenne à Séoul en février. Cette délégation est notamment composée de Kim Yo-Jong, la sœur de Kim Jong-Un, venue discuter. Elle est reçue à la Maison-Bleue, la Présidence sud-coréenne. C’est la première fois qu’un membre de la dynastie Kim se rend en Corée du Sud. En réalité, il s’agit là du début d’une détente avec la Corée du Nord. Plusieurs sommets seront organisés entre Kim Jong-Un et le Président Moon Jae-in, en particulier au niveau de la zone démilitarisée le 27 avril 2018. Les deux dirigeants ont chacun à leur tour franchi le muret en béton qui sépare officiellement les deux Corées. Le 15 septembre 2018, un Bureau de liaison intercoréen est établi à Kaesŏng, en Corée du Nord ; il agit comme une ambassade de la Corée du Sud dans le pays. Les relations avec les États-Unis s’améliorent aussi avec plusieurs rencontres entre Donald Trump et Kim Jong-Un, comme à Singapour en juin 2018, à Hanoï en février 2019, ou au niveau de la zone démilitarisée en juin 2019. Trump, qui annonçait devant les Nations Unies vouloir détruire totalement la Corée du Nord si elle ne renonçait pas à son arsenal nucléaire, a accepté de rencontrer Kim Jong-Un et de se rendre sur le territoire nord-coréen, une première pour un président américain. Un accord a même été signé entre les États-Unis et la Corée du Nord prévoyant la dénucléarisation de la péninsule nord-coréenne15. Mais, les efforts de la Corée du Sud et des États-Unis pour améliorer leurs relations avec la Corée du Nord se sont heurtés à la réalité. Le Nord n’est pas prêt à se passer de son armement nucléaire ; ce qui a conduit à de nouveaux essais et de nouvelles tensions entre les pays. Dès 2020, la Corée du Nord fait détruire le Bureau de liaison intercoréen qui était un symbole de la détente. La situation ne s’est donc pas améliorée et la Corée du Nord n’a pas abandonné ses armes nucléaires. À la manière de Kim Dae-jung, la politique de Moon Jae-in visant à entretenir de bonnes relations avec le Nord est un échec, ce qui lui vaudra d’être impopulaire pour une partie de l’électorat sud-coréen, au point que son parti, le Parti démocrate, va perdre les élections présidentielles de 2022. Le nouveau président conservateur, Yoon Suk-yeol, en fonction depuis le 10 mai 2022, défend une ligne plus dure face à Pyongyang.
La décision de Kim Jong-Un en janvier 2024, de faire détruire tous les symboles de la réconciliation avec la Corée du Sud, témoigne là-aussi d’une ligne plus dure adoptée par Pyongyang envers son voisin du Sud. Cela nous amène à nous intéresser au futur des relations entre le Nord et le Sud marquées, ces derniers mois, par un regain des tensions. En effet, dans son discours, Kim Jong-Un a soutenu que la Corée du Sud était l’ennemi principal et a annoncé vouloir lancer trois nouveaux satellites d’espionnage16, construire des drones militaires et développer l’arsenal nucléaire en 2024. En janvier 2024, la Corée du Nord a déjà testé un système d’armement nucléaire sous-marin17 , tandis que la Corée du Sud a renforcé sa frontière tout en réalisant des exercices militaires avec les États-Unis et le Japon. Au cours de cette année charnière qu’est 2024, avec des conflits comme la poursuite de la guerre en Ukraine où la Corée du Nord soutient ouvertement la Russie, et de nombreuses élections comme les présidentielles américaines en novembre, il est encore trop tôt pour déterminer si Kim Jong-Un représente un danger imminent pour la région ou un simple provocateur.