18/4/2024
Écrit par DE BIE Océane, Directrice de l’Observatoire Grand Moyen-Orient.
L'émergence du chiisme au Moyen-Orient et son influence politique ont été explorées à travers une série d'événements historiques et d'exemples significatifs au fil du temps.
Au VIIe siècle, le chiisme émerge à partir d’un enjeu politique majeur : celle de la succession après le troisième calife bien guidé, Uthmân ibn Affân. Cette période est marquée par la contestation du califat d'Ali, le gendre et cousin du Prophète Mohammed ﷺ, par Muawiya ibn Abi Sufyan. Les partisans d’Ali, nommé « Shī’a Ali », soutiennent que seuls les descendants d’Ali, en ligne directe avec le Prophète ﷺ, peuvent exercer la fonction de calife. Initialement politique, la fitna1 devient confessionnelle, marquant ainsi la division entre les sunnites et chiites.
Depuis, le chiisme a toujours maintenu des liens étroits avec le pouvoir politique, ce lien étant illustré à maintes reprises dans l’histoire. Un exemple marquant se rapporte aux premiers mouvements révolutionnaires survenus en Iran en 1906, lors desquels les demandes portaient sur l'établissement d'une constitution visant à mettre un terme à l'influence étrangère et à l'exploitation des ressources de l'Empire perse. Dans ce contexte, le clergé chiite est intervenu activement dans le domaine politique en exigeant du Shah la mise en place d'une constitution. Cette implication du corps religieux revêt une importance particulière, puisque la nouvelle Constitution2 a érigé le chiisme en tant que religion officielle de l'État. De plus, elle stipulait que les clercs avaient le droit de censurer toute législation qui ne respectait pas les préceptes de la chari’a3. Plus récemment, la révolution iranienne de 1979, souvent considérée à tort comme une révolution chiite, a propulsé l'Ayatollah Khomeini4 au centre de la scène politique et comme figure emblématique de ce mouvement. En effet, l’entremêlement du religieux et du politique est une caractéristique forte de l’Iran. Dans cette république islamique, le système théocratique confère aux autorités religieuses, principalement au Guide suprême, un rôle central dans les décisions politiques et dans la vie sociétale. Il détient ainsi un pouvoir substantiel, s'étendant sur divers aspects de la vie publique et politique, incluant la supervision des élections, la désignation des hauts responsables gouvernementaux et militaires, ainsi que l'orientation des politiques nationales en accord avec les principes de l’islam. Parallèlement, le clergé dirigeant en Iran soutient la théorie du velayat-e faqih5, promue par une minorité de révolutionnaires ayant pris le pouvoir en 1979. Cette idéologie préconise l'intervention directe du clergé dans la gouvernance politique, en attendant le retour de l'imam caché6. Cependant, une majorité de clercs, les quiétistes, prônent la non-ingérence du clergé dans les affaires politiques. Il est cependant important de noter que des clercs quiétistes tels que Al-Sistani7 exercent une influence considérable sur les positions politiques des chiites. Un exemple pertinent est celui des élections qui se sont déroulées au Bahreïn en 2012, où les électeurs chiites ont sollicité l'avis d'Al-Sistani6 quant à leur participation aux élections organisées par le pouvoir sunnite. Al-Sistani a alors indiqué qu'ils pouvaient y participer, estimant qu'ils avaient des chances de succès. Toutefois, lors des élections de 2016, il a appelé ses fidèles au boycott, illustrant ainsi l'impact des clercs sur la mobilisation politique des chiites.
En somme, la révolution iranienne de 1979 a intensifié la politisation des chiites au sein du monde arabe, renforçant leur identité religieuse et leur engagement politique dans la région. Toutefois, c'est surtout l'intervention militaire américaine contre Saddam Hussein en 2003 qui a ouvert la voie à une extension de l'influence iranienne dans la région. Cela a entraîné un renforcement de la présence iranienne en Irak et a suscité des préoccupations quant à la formation d'un « croissant chiite ». Néanmoins, il est important d'examiner cette notion avec prudence, car les dynamiques politiques sont souvent plus complexes et nuancées que ce que suggère cette expression. Comme le souligne Bernard Hourcade à travers sa carte, il est préférable d'analyser la politique d'influence de l'Iran dans la région plutôt que de se concentrer uniquement sur le facteur chiite.
Il n’en reste pas moins que cette stratégie d'influence est essentielle pour consolider la position de l'Iran en tant que puissance régionale au Moyen-Orient. En s'inscrivant dans un cercle chiite « large »9, l'Iran parvient à légitimer son influence et ses interventions militaires dans la région. Par exemple, la République islamique confessionnalise ses interventions militaires en Syrie en invoquant la menace que représente l'État islamique pour les lieux saints chiites. Cette rhétorique permet à l'Iran de justifier son soutien au régime alaouite de Bachar Al-Assad et de renforcer son emprise dans la région. En participant activement dans les conflits régionaux et en défendant les intérêts des chiites, l'Iran consolide son statut de puissance régionale, tout en contrecarrant les efforts de ses adversaires pour contrôler la région.
Cette confessionnalisation du conflit se manifeste également dans le camp sunnite, plus particulièrement en Arabie saoudite. Dans cette optique, la manifestation bahreïnie, qui s’est déroulée du 14 février au 15 mars 2011, constitue un exemple significatif. Les manifestants exprimaient alors leur volonté d'établir une monarchie constitutionnelle respectant les libertés fondamentales, dont le droit au vote démocratique. Malgré les craintes de certains voisins sunnites concernant une possible influence iranienne, les slogans tels que « Ni sunnite, ni chiite, juste Bahreïni10 » illustrent la volonté des manifestants de dépasser les clivages confessionnels et de présenter leur contestation comme une revendication démocratique pour l’établissement d’une monarchie constitutionnelle. Cependant, l'interprétation officielle de l'Arabie saoudite a perçu ces événements comme le résultat d'un complot iranien11. Le 15 mars 2011, des forces saoudiennes ont pénétré le Bahreïn, arrêtant les manifestants et détruisant le monument de la place de la Perle au nom d'un prétendu complot chiite iranien12. Ainsi, cette tension révèle les rivalités régionales exacerbées par des considérations religieuses et politiques.
Il aurait été impossible de prévoir l'évolution de l'Iran, notamment en ce qui concerne son adhésion aux BRICS et les possibles impacts sur sa politique intérieure et extérieure. De même, les dynamiques géopolitiques en cours au Moyen-Orient n'auraient pas pu être anticipées à ce moment-là. Cependant, compte tenu du contexte actuel, une interrogation légitime émerge sur le rôle de la République islamique dans cette réorganisation régionale et internationale.
En effet, l'Iran est largement reconnu comme une puissance régionale incontestable, bénéficiant d'une situation géographique privilégiée qui lui assure un accès aux importantes ressources naturelles telles que le pétrole (11,5 % des réserves mondiales de pétrole conventionnel13) et le gaz ( 26,7 trillions de mètres cubes soit 15% des réserves mondiales14), ainsi qu’une force militaire considérable (budget de 24,6 milliards de dollars en 202115). Il est également vraisemblable que l’engagement de l’Iran au sein des BRICS offre de nouvelle perspective : cela lui permet de diversifier ses partenaires économiques et de trouver de nouvelles sources de soutien face aux sanctions économiques. L’ouverture financière, commerciale et pétrolière apporte un soulagement économique certain pour le pays et sa population. Selon l’Agence de presse de la République islamique, près de 50% des exportations sont destinées aux pays membres des BRICS16. Le ministre de l’économie, Seyyed Ehsan Khandouzi, a annoncé que l'adhésion à la banque BRICS contribue à maintenir la croissance des échanges commerciaux de 4%17. Cependant, malgré ces opportunités, l’implication de l’Iran au sein des BRICS ne résout pas les problèmes fondamentaux auxquels la population est confrontée aspirant à davantage que ce que les Gardiens de la Révolution ont jusqu’ici proposé.
Car, en réalité, l’Iran fait face à des défis majeurs, tant sur le plan intérieur qu’extérieur. Précisément sur le plan intérieur, l'économie iranienne subit de plein fouet les conséquences des sanctions économiques internationales et d'une gestion économique défaillante, entraînant une inflation élevée (2019 : inflation à 39,9% selon la Banque Mondiale18) et un taux de chômage considérable (2023 : taux de chômage à 22,6% selon l’Organisation Internationale du Travail19). Les défis démographiques, environnementaux et sociaux auxquels le pays est confronté constituent des points de vulnérabilités critiques. Le meurtre de Mahsa Jina Amini témoigne de la répression exercée par le pouvoir politico-religieux et de son incompréhension envers sa jeunesse. En continuant sur cette voie, l'Iran risque ainsi de compromettre ses propres intérêts. Sur le plan extérieur, l'Iran est en proie à des tensions avec ses voisins, en particulier l'Arabie Saoudite dans le cadre de la guerre de proxy au Yémen, et avec Israël dans le contexte du conflit palestino-israélien actuel. Les relations avec les États-Unis et certains pays occidentaux sont également tendues en raison du programme nucléaire et du soutien présumé à des groupes militaires régionaux. De plus, il existe un fort rejet au sein du cercle chiite « large ». Par exemple, en Irak, les régions chiites ont manifesté en 2019 leur mécontentement à la fois contre la présence américaine et contre l'influence croissante de l'Iran. En d'autres termes, il s'agissait de manifestations de nationalistes irakiens arabes chiites, exprimant leur opposition à l'ingérence du régime iranien dans les affaires intérieures irakiennes et au confessionnalisme chiite en Irak. L'ensemble de ces défis met l'Iran dans une position délicate et pourrait finalement lui coûter sa place de puissance régionale.
L'Arabie saoudite, son principal rival régional, a pleinement compris les implications de l'oppression religieuse et des revers qu'elle pourrait entraîner pour les intérêts régionaux et internationaux. Ainsi, depuis leur rapprochement soutenu par la Chine, le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) cherche à apaiser les tensions régionales. Ce constat de lucidité marque un tournant majeur au Moyen-Orient, et pourrait à long terme influencer les équilibres diplomatiques, économiques et financiers mondiaux. MBS exploite cette opportunité en entreprenant une révolution sociétale en Arabie saoudite, caractérisée par des initiatives culturelles et sociales visant à moderniser le pays, notamment en éloignant l'influence du wahhabisme. L'objectif sur le long terme est de positionner Riyad comme un important centre économique, rivalisant avec Dubaï et Doha. Afin d’atteindre ce but de prospérité et de stabilité, l'Arabie saoudite mise sur le « soft power », investissant massivement dans la culture, le sport et l'éducation.
Face aux monarchies du Golfe désormais connectées à la mondialisation, l'Iran est finalement confronté à des défis qui en raison des politiques restrictives du régime, entravent les perspectives des jeunes. La question centrale est de savoir si les autorités iraniennes veulent encore réformer le système en place depuis 1979. Celui-ci désormais vieillissant ne mobilise plus la grande majorité des Iraniens, en particulier la jeunesse.
Références :
1 Le terme "fitna" est utilisé dans l'islam pour désigner la discorde, la sédition ou l'épreuve. Il peut se référer à des conflits internes, des troubles sociaux ou des divisions au sein de la communauté musulmane. Historiquement, il a été utilisé pour décrire des périodes de désordre ou de guerre civile, mais il peut également être utilisé dans un contexte plus large pour décrire toute situation de conflit ou de division.
2 La Constitution de la République Islamique d’Iran, article 12.
3 La chari’a est la loi islamique, dérivée du Coran et des hadiths (les paroles et les actes du prophète Mohammed ﷺ, qui régule tous les aspects de la vie des musulmans. Elle couvre des domaines aussi variés que la religion, la morale, la vie sociale, le droit familial, le commerce, la finance et le droit pénal.
4 L'Ayatollah Ruhollah Khomeini (1902-1989) était un leader religieux iranien ayant mené la Révolution islamique de 1979 contre le Shah Mohammad Reza Pahlavi. Il a établi la République islamique d'Iran, introduisant la chari’a comme base législative et instaurant la velayat-e faqih, donnant le pouvoir politique à un juriste religieux. Khomeini a occupé le poste de Guide suprême jusqu'à sa mort. Son règne a été marqué par des réformes radicales et des politiques autoritaires, façonnant profondément l'Iran contemporain.
5 Le velayat-e faqih est un concept de gouvernance politique dans le chiisme duodécimain, associé principalement à l'islam chiite iranien. Il se traduit littéralement par "la tutelle du juriste religieux". Selon ce concept, le pouvoir politique est confié à un juriste religieux qualifié (faqih), qui est considéré comme ayant une autorité suprême pour interpréter la loi islamique et gouverner la société au nom de l'imam caché (voir la définition suivante). Cette idée a été développée par l'ayatollah Khomeini en Iran après la Révolution islamique de 1979.
6 Dans le chiisme duodécimain, l'imam caché, également connu sous le nom d'imam occulté, est le douzième imam, Muhammad al-Mahdi, qui est considéré comme étant en occultation (ghayba) depuis le IXème siècle. Selon la croyance chiite, il réapparaîtra à la fin des temps en tant que Mahdi, un messie attendu, pour instaurer la justice et établir un règne de paix. Pendant son occultation, les fidèles sont encouragés à suivre les enseignements et les directives des oulémas (savants religieux) et à attendre son retour.
7 L'Ayatollah Ali Al-Sistani est un érudit religieux chiite vivant en Irak et né en 1930 en Iran. Il est respecté pour son rôle dans la promotion de la stabilité et de la démocratie en Irak après la chute de Saddam Hussein en 2003. Al-Sistani est une figure spirituelle majeure pour les chiites et ses fatwas ont un impact important sur la politique irakienne.
8 Le Monde diplomatique, Institutions, Bernard Hourcade, “L’Iran se réinvente en puissance régionale”, Février 2018.
9 Le terme « cercle chiite large » est une expression qui m’est propre, car elle permet de donner une image de la façon dont les iraniens chiites se perçoivent dans le monde arabe chiite. L’échelle est la suivante : 1. le cercle chiite iranien ; 2. le cercle chiite large (tous les chiites du Moyen-Orient) ; 3. les musulmans (sunnites/chiites).
10 Burdy, Jean-Paul., Burdy-Dubesset, François. « La Place de la Perle à Manama ou la territorialisation confessionnelle de l'affrontement politique au Bahreïn », Confluence Méditerranée, 2013/2 (N°85), pages 33 à 48.
11 Burdy, Jean-Paul (2012). Les Clés du Moyen-Orient : Un an après le 14 février 2011, chiites et sunnites au Bahreïn. In Une confessionnalisation du conflit par le pouvoir Bahreïni, et par l’Arabie Saoudite. Publiée le 25 janvier 2012, modifiée le 23 avril 2020.
12 Question Assemblée Nationale française, 13e législature, Question n°106895 de M. Eckert Christian au ministère des Affaires étrangères et européennes.
13 Sébille-Lopez, Philippe. « Les ressources de Téhéran », Outre-Terre, 2006/3 (no 16), p.61-72.
14 Ibidem
15 Stockholm international peace research institute, Communiqué de presse, “Les dépenses militaires mondiales dépassent les 2 000 milliards de dollars pour la première fois”, 25 avril 2022.
16 Agence de Presse de la République islamique, Économie, Aujourd'hui, 50 % des exportations iraniennes sont destinées aux pays membres des BRICS (ministre de l'Economie), Publiée le 12 sept. 2023.
17 Ibidem
18 La Banque Mondiale, Statistiques financières internationales et autres fichiers de données du Fonds monétaire international, Inflation, prix à la consommation (% annuel) - Iran, Islamic Rep.,
19 Organisation Internationale du travail, ILOSTAT., Chômage, total des jeunes (% de la population active âgée de 15 à 2T ans) (estimation modélisée OIT) - Iran, Islamic Rep.