9/7/2024
En juillet 2021, le gouvernement chinois a lancé une vaste campagne de répression contre le secteur du soutien scolaire privé, en interdisant les sociétés à but lucratif de dispenser des cours à but lucratif sur les matières du programme scolaire. Cette mesure, motivée par la volonté de réduire les inégalités et d'alléger le fardeau financier des familles, a suscité des réactions mitigées et soulève de nombreuses questions quant à son impact sur le long terme. Pour les familles modestes, cette interdiction suscite des inquiétudes particulières. Privées d'un pilier crucial dans la préparation de leurs enfants aux examens d'entrée à l'université, ces familles craignent de voir leurs enfants désavantagés face à leurs pairs issus de milieux plus favorisés, se tournant vers le marché noir pour trouver des enseignants. L'accès à une éducation de qualité et les perspectives des élèves semblent désormais dépendre davantage des ressources financières des familles que de leur mérite.
En Chine, l'accès à l'enseignement supérieur est particulièrement compétitif, en raison d'un système éducatif hautement sélectif et d'un nombre élevé de candidats. La transition du lycée à l'université représente une étape cruciale pour les jeunes Chinois, car elle détermine en grande partie leurs perspectives d'avenir (1). La clé de l'enseignement supérieur est l'examen national Gaokao : cet examen standardisé comme le Baccalauréat français est l'élément central de la sélection à l'université. Organisé chaque année, il évalue les connaissances des élèves en chinois, mathématiques, sciences naturelles et sciences sociales. Les résultats obtenus au Gaokao ne déterminent pas seulement l’accès à l’université, mais aussi le classement des établissements auxquels les candidats peuvent prétendre. Les universités les plus prestigieuses et sélectives, telles que l’Université de Tsinghua ou l’Université de Pékin, exigent des notes extrêmement élevées, souvent dans le centile supérieur des candidats. Le nombre de places disponibles dans les universités les plus prestigieuses du pays est limité, ce qui crée une forte concurrence entre les candidats au Gaokao, considéré comme l’un des examens les plus sélectifs au monde. En 2023, le taux d’admission dans le supérieur était en légère progression à 59,6 % pour 12,9 millions d’élèves qui tentaient leur chance (2). Les meilleurs élèves, souvent issus de milieux favorisés et ayant bénéficié d'un soutien scolaire privé conséquent, ont plus de chances d'accéder à ces établissements d'élite. La concurrence pour obtenir les meilleures notes et entrer dans la bonne université est intense en Chine, où l’éducation est considérée comme essentielle pour réussir dans la vie (3). Les résultats obtenus par les candidats ont une influence considérable sur leur trajectoire professionnelle et sociale.
C’est dans ce contexte qu'a émergé l'éducation parallèle, également connue sous le nom de tutorat privé, un phénomène omniprésent en Chine. Ce système informel d'enseignement complémentaire s'est développé de manière exponentielle au cours des quatre dernières décennies, façonnant le paysage éducatif du pays et soulevant des questions complexes d'équité, d'efficacité et de régulation. L'éducation parallèle a connu une période de capitalisation depuis les années 2000, caractérisée par la domination des grandes sociétés de tutorat, l'expansion du tutorat en ligne et la diversification des services au-delà des matières académiques traditionnelles (4). Cependant, cette croissance fulgurante a également attiré l'attention des autorités, préoccupées par l'impact potentiel de l'éducation parallèle sur l'équité et la qualité de l'éducation publique. Dès 2016, des restrictions ont été imposées pour réglementer l'industrie du tutorat, limitant les matériaux, les horaires, les lieux et l'admissibilité des cours (5). En 2021, soucieux de remédier aux disparités croissantes en matière d'éducation, concernant la charge excessive des élèves et la dépendance vis-à-vis du tutorat privé, le gouvernement chinois a mis en œuvre “la politique de double réduction”(6). Cette initiative visait à limiter l'influence de l'éducation parallèle en interdisant les sociétés de tutorat à but lucratif et en réglementant strictement les activités des institutions restantes (7). Beaucoup s’interrogent aujourd’hui sur l’efficacité de l’interdiction des cours de soutien, alors que le système des examens d’entrée, dans lequel les lycées et les universités admettent les étudiants uniquement sur la base des résultats obtenus à des tests organisés une fois par an, prévaut toujours. Mais en fait, la réforme de l’éducation vise surtout à rediriger les élèves vers des filières professionnelles, pour pallier le manque d'employés qualifiés dans l’industrie (8).
Cette course effrénée à l'excellence académique n'est pas sans poser de questions. La pression sur les élèves est immense, et certains craignent que le système actuel ne favorise pas l'épanouissement personnel et la créativité des étudiants. L'interdiction récente des cours de soutien scolaire privé a suscité de vifs débats, certains y voyant une mesure pour réduire les inégalités d'accès à l'éducation, tandis que d'autres craignent qu'elle ne désavantage davantage les élèves issus de milieux modestes, dont les ressources financières ne permettent plus de recourir aux services de tutorat privé. Malgré ses intentions louables, la politique de double réduction s'est révélée inefficace, voire contre-productive, dans la lutte contre les inégalités éducatives. De plus, la mise en place de restrictions a favorisé l'émergence d'un marché noir du tutorat, accentuant davantage les avantages des familles aisées (9).
L'objectif de Pékin est double. D’un côté, le gouvernement chinois vise à alléger le fardeau des familles modestes, notamment des étudiants surmenés et des parents qui peinent à payer les frais de scolarité variant dans les universités publiques chinoises. Selon l'établissement et la discipline, oscillant généralement entre 5 000 et 15 000 yuans annuels (environ 700 à 2 100 euros), sans compter les frais de subsistance. Et de l’autre côté, Pékin espère aussi freiner ce qu'il considérait comme une « expansion désordonnée du capital » dans ce qui était devenu une industrie de l'éducation pesant 100 milliards de dollars (10). La concurrence autour du Gaokao et l'expansion rapide des universités du pays au cours des deux dernières décennies ont également entraîné une surabondance de diplômés dépourvus des compétences professionnelles pratiques pourtant très demandées sur le marché chinois à l’heure actuelle. En Chine, les diplômés universitaires ont de plus en plus de mal à trouver des emplois dans une économie en perte de vitesse (11). Face à la montée en flèche du chômage des jeunes, le gouvernement a appelé à une relance de l'enseignement professionnel. « C'est la conséquence d'une expansion rampante et non durable du système d'enseignement supérieur en réponse au désir des parents que leurs enfants ne se salissent pas les mains pour gagner leur vie. La solution consiste à ajuster les attentes des parents », a déclaré Andy Xie, analyste indépendant et ancien économiste en chef pour l'Asie chez Morgan Stanley à Hong Kong (12).
L’impact sur les familles modestes est alors énorme, créant des difficultés d'accès à un soutien scolaire de qualité. Des voix critiques s'élèvent, redoutant que cette mesure n'accentue davantage les inégalités. Ces familles dépensent aujourd'hui 50 % de plus qu'auparavant pour les séances de tutorat en personne pour leur unique enfant (13), l’offre étant seulement disponible sur le marché noir de l’enseignement. Lorsqu’un enfant entrera au collège et s’inscrira à des matières plus difficiles, comme la physique, les parents s’attendent à ce que les frais de scolarité, qui s’élèvent aujourd’hui à environ 300-400 yuans (38-51 euros) par séance, continuent d’augmenter. L'offensive du président Xi Jinping contre le secteur du soutien scolaire en Chine visait à alléger le fardeau des ménages. Mais pour de nombreuses familles de la classe moyenne, ces efforts ont eu l'effet inverse (14). En effet, les familles modestes risquent de ne pas avoir les moyens de compenser la disparition du soutien scolaire privé par des alternatives moins coûteuses, comme l'achat de matériel pédagogique supplémentaire ou le recours à des tuteurs individuels (15).
Les frais de soutien scolaire privé, qui dépassent désormais facilement les 100 000 yuans par an dans des villes comme Shanghai, sont aujourd'hui accusés d'exacerber les problèmes sociaux, notamment le faible taux de natalité et l'inégalité croissante. L’augmentation du coût de l’éducation des enfants combinée à celle des prix du logement décourage les jeunes de se marier et d’avoir des enfants. De plus, les familles les plus pauvres ne peuvent pas payer pour des cours particuliers, ce qui risque de désavantager leurs enfants à l’école puis dans leur carrière. En parallèle, certains redoutent aussi le risque d’un accroissement du stress et de l'anxiété chez les élèves, à l’inverse de ce que souhaitait le gouvernement. Des inquiétudes se posent aussi quant à l'augmentation des inégalités éducatives qui vont en découler. Le soutien scolaire privé jouait un rôle prépondérant dans le parcours scolaire des élèves chinois, en particulier pour ceux issus de milieux privilégiés. Ces cours, souvent onéreux, permettaient aux élèves de se démarquer dans la course effrénée aux meilleures notes et aux places dans les universités les plus prestigieuses. L'interdiction de ces cours représente donc un bouleversement pour ces familles, qui craignent de voir leurs enfants désavantagés face à leurs pairs plus fortunés.
Tout cela représente un sérieux revers dans les efforts déployés par la Chine pour améliorer l'égalité en matière d'éducation, en creusant davantage le fossé entre les zones urbaines et rurales (16) et au sein de ces zones, entre les étudiants qui ont les moyens de participer au secteur de l'éducation parallèle et ceux qui n'en ont pas. Même pour les familles disposant de ressources, les frais élevés demandés par les écoles de formation représentent une source importante de pression économique. À l'heure où la Chine s'efforce de rendre la procréation plus attrayante, le système éducatif constituait une cible évidente pour la réforme.
Malgré la répression de Pékin à l'encontre des cours particuliers, les parents chinois continuent d'engager des professeurs clandestins pour tenter d'obtenir de meilleurs résultats aux examens d'entrée à l'université de leurs enfants. Ces tuteurs illégaux sont notamment des enseignants d'écoles publiques qui travaillent “au noir” en dehors des heures de cours. Dans le centre de Shanghai par exemple, des dizaines de parents discutent avec le personnel d'une société privée de soutien scolaire, s'enquérant du programme et des qualifications de leurs enseignants (17). Dans une tentative apparente de contourner la réglementation par le biais de nouvelles appellations, les brochures commerciales de l'entreprise qualifiant son cours de mathématiques de « réflexion », tandis qu'un cours de chinois s'appelait « linguistique littéraire ». Les frais de scolarité s'élèvent à environ 300-500 yuans par session.
Des entretiens avec plusieurs parents dans des villes comme Shanghai et Shenzhen ont révélé que les dépenses consacrées au soutien scolaire après l'école ont en fait augmenté pour de nombreux ménages, en particulier depuis le début des vacances d'été - les premières vacances scolaires depuis la fin des restrictions imposées par la directive COVID-19 (18). Les parents désireux de donner à leurs enfants une longueur d'avance en matière d'éducation disent s'être tournés vers des services de soutien scolaire clandestins et coûteux qui se sont multipliés dans tout le pays. Les enseignants ont eux aussi été attirés par ce secteur. De nombreuses écoles de formation recrutent des enseignants de l'enseignement public pour travailler à temps partiel en échange de salaires élevés, et certains enseignants consacrent désormais plus d'efforts à leurs cours après l'école qu'à leur emploi à temps plein. D'autres iraient encore plus loin en refusant d’enseigner les matières importantes telles que les mathématiques pendant la journée scolaire et en laissant entendre aux élèves qu'ils doivent s'inscrire à des cours payants après l'école s'ils souhaitent y avoir accès (19). Il est important de noter que les familles qui font appel à des tuteurs illégaux peuvent être condamnées à des amendes pouvant aller jusqu'à 100 000 yuans (environ 12 000 euros).
De nombreux professeurs particuliers qui donnaient des cours à de grandes classes gérées par de grandes sociétés d'éducation enseignent désormais à des groupes plus restreints, dans de nombreux cas individuellement, afin d'éviter d'être repérés par les autorités. Pour compenser la perte du nombre d'étudiants, beaucoup demandent des tarifs plus élevés, selon les parents et les professeurs particuliers. Il n'y a donc aucun signe de changement, les parents de toute la Chine cherchant des professeurs particuliers pour les aider dans la formation de leurs enfants pendant les congés scolaires (20). Outre les frais de scolarité élevés, les parents se plaignent souvent de la difficulté à trouver des professeurs particuliers qualifiés en l'absence d'informations publiques sur les qualifications des enseignants. Cela amène à la suppression d'un pilier éducatif pour les familles aisées. Il existe des cours de soutien scolaire en ligne à grande échelle, officiellement sanctionnés, qui sont beaucoup plus abordables. Mais nombre de ces cours en ligne ne sont pas populaires auprès des parents de la classe moyenne, qui craignent qu'ils n'offrent pas un encadrement et une supervision adéquats.
Alors que la campagne nationale contre le plagiat entame sa deuxième année, les autorités chinoises renforcent leurs efforts pour réguler le secteur du soutien scolaire. Un récent article du China Education Daily, un journal d'État, met en garde contre les instituts de soutien scolaire qui proposent des services illégaux sous le couvert d'activités extrascolaires comme le chant ou la peinture (21). De nombreux « raids » auraient lieu dans les centres de formation illégaux, qui opèrent dans des hôtels ou des immeubles résidentiels, offrant du tutorat sous le nom trompeur de « consultance pédagogique ». La campagne menée au cours des deux dernières années a permis de réduire le nombre d'entreprises de soutien scolaire dans la province, qui est passé de près de 9 000 à seulement 205, en invitant la population à contacter les services gouvernementaux pour signaler les activités de soutien scolaire illégales (22).
L'éducation parallèle en Chine présente un ensemble de défis complexes. D'une part, elle offre des possibilités d'apprentissage personnalisé et peut contribuer à combler les lacunes des systèmes éducatifs formels. D'autre part, elle peut exacerber les inégalités socio-économiques, augmenter la pression sur les élèves et détourner l'attention des objectifs d'apprentissage plus larges. L'avenir de ce système parallèle dépend de la capacité du gouvernement chinois à trouver un équilibre entre la régulation et la satisfaction des besoins divers des élèves. Des solutions innovantes devront être trouvées pour améliorer la qualité de l'éducation publique, promouvoir l'équité et encourager des approches d'apprentissage plus holistiques. L'impact à long terme de l'éducation parallèle reste incertain. Des questions subsistent quant à son efficacité réelle dans la réduction des inégalités et à ses conséquences sur le bien-être des élèves. Des mesures supplémentaires seront nécessaires pour s'attaquer aux racines des inégalités dans le système éducatif chinois et garantir une éducation de qualité équitable et accessible à tous. Enfin septembre 2023, le ministère de l’Éducation a réaffirmé son interdiction sur les cours particuliers. Cet événement montre que, malgré deux années de répression, la politique éducative de Xi n’atteint peut-être pas ses objectifs.